Bertrand Giraud, Marion Leleu et alii jouent Brahms, Salle Gaveau, 24 novembre 2023
Le non-binaire est un genre à la mode mais, cette fois, quitte à choquer, nous serons résolument binaire. Il le faut si l’on veut rendre compte avec un rien d’honnêteté – c’est pas si vain – du concert Brahms fomenté par Bertrand Giraud cette fin novembre à Gaveau. Le programme est ambitieux, spectaculaire et remarquablement équilibré, avec œuvres pour chœur et réduction d’orchestre, alto et mezzo-soprano. La perspective d’entendre le duo formé par le grand maître de la soirée et Marion Leleu nous ouvre les papilles ; l’idée de découvrir une mezzo et d’entendre en direct des cycles pour chœur pas piqués des hannetons contribue à nous mettre en grand appétit.
Comme souvent à Gaveau, le premier problème (outre celui de se repérer dans les étages mal indiqués) est celui du programme. Nous avions connu la feuille A4 NB pliée en deux disgracieusement cédée contre 2 €, qui s’ajoutait au pourboire pour la placeuse superfétatoire ; voici à présent le non-programme – gratuit, lui, encore une chance. C’est d’autant plus fâcheux que l’ordre annoncé sur le site de la salle est chamboulé. Ceux qui n’ont pas noté le déroulé ont de fortes chances de devoir shazamer les 2 gesänge opus 91 pour une voix d’alto avec piano et alto (avec deux fois plus de cordes que la première alto) s’ils veulent savoir de quoi c’est qu’est-ce qu’il s’agit. Les autres seront surpris d’entendre en premier lieu ce qui semblait devoir ouvrir la seconde mi-temps. Nul ne se plaindra de profiter de ces deux chansons.
La première des deux chansons, « Gestillte Sehnsucht » (« Désirs apaisés ») met en musique trois strophes d’un poème de Friedrich Rückert, sorte d’éloge de l’ASMR ornithologique et éolien. En effet, le narrateur attend du pépiement des petits oiseaux et le murmure du vent qu’ils apaisent ses désirs, tout en semblant redouter – c’est pas super, super clair non plus – que cet apaisement ne soit rien d’autre qu’un synonyme de la mort. Johannes Brahms confie à Bertrand Giraud et à Marion Leleu d’installer
- le décor,
- le climat et
- l’ambiguïté liant
- pulsions de vie et
- désir d’ataraxie.
Les deux complices ne sont certes pas de simples accompagnateurs : ils
- créent,
- construisent,
- anticipent et
- discutent le narratif.
Leur adéquation d’esprit, d’intention et de jeu est idéale pour
- distiller une atmosphère,
- faciliter les contrastes et
- créer des équilibres de couleurs changeantes.
Delphine Haidan ne cède rien en musicalité à ses confrères, bien qu’elle semble parfois osciller entre l’inspiration submergeante et la nécessité de se raccrocher à la partition. Restent
- la voix, large et expressive,
- le timbre, riche et maîtrisé, et
- un patent penchant pour l’incarnation du texte qui embarque même les non-germanophones.
Du fond lointain du dernier balcon, le résultat charme. À peine regrette-t-on que l’acoustique, trop sèche, nous permette de profiter de lignes mieux dessinées que tressées entre elles – nous n’avions qu’à acheter une place plus chère !
La seconde chanson, « Geistliches Wiegenlied » (« Berceuse spirituelle »), est une prière de la Vierge Marie adaptée par Emanuel von Geibel depuis des « versos divinos » de Lope Felix de Vega Carpio, écrivain du seizième siècle. La Dame demande à la fois que le vent ferme bien sa mouille et que le froid aille voir ailleurs si le petit Jésus y est. L’intimité du trio fonctionne comme un amplificateur d’émotions musicales portant la supplique de la mère de l’Enfant. Chacun joue son rôle :
- l’accompagnement précis de Bertrand Giraud et
- l’aiguillon attentif de l’archet de Marion Leleu sertissent
- l’imploration proférée par Delphine Haidan.
Ces chansons constituent un début
- de belle facture,
- de haute tenue et
- d’une musicalité prometteuse,
qui s’enchaîne avec une autre carte maîtresse de la soirée, la sonate pour clarinette et piano que Johannes Brahms a transmutée en sonate pour alto et piano.
L’Allegro amabile lance d’emblée un dialogue solaire entre les deux interprètes, qui excellent à faire frémir
- la tension sous l’amabilité,
- la friction sous l’accord parfait et
- l’inquiétude sous le ciel estival.
Johannes Brahms la joue lyrique, certes, mais sait irriter le désir en laissant poindre la difficulté de l’épanchement. Émotion, plaisir, peut-être même pincées de bonheur, soit, et cependant tout se passe comme si cette luminosité joyeuse éclairait la part d’ombre, de retenue, d’obscur qui, bien heureusement, nous habite. Marion Leleu et Bertrand Giraud excellent à traduire cette féconde discordance qui tient l’auditeur en haleine.
- L’aspiration à l’été regrette déjà la poésie de l’hiver,
- le désir de s’emporter (ou de se laisser emporter, qui est parfois le même) renonce à être suivi d’effet,
- le dialogue est d’avantage échange réconfortant que confrontation ou fusion.
Cette frustration qui fait récit, et hop, palpite avec brio dans cette version de concert qui renvoie Wikipedia à ses piètres études quand le machin pratique et souvent imbécile affirme que l’œuvre « ne fait nulle place à des effets de virtuosité ». Comme peu de spectateurs savent de quel genre de partition il retourne, faute de programme, les applaudissements résonnent. Malgré eux, l’Allegro appasionato avec trio sostenuto, rien que ça, sonne comme l’aboutissement de cette aspiration trop longtemps contenue. Ce mouvement, d’une saisissante inventivité
- harmonique,
- mélodique et
- discursive,
peut bien
- prendre des airs charmants,
- se repaître de ritendi efficaces,
- se goberger de midtempi sensuels,
- s’orner de nuances piani pour le moins croquignolesques,
la forme ABA le trahit :
- les redites de l’envie taraudante,
- le tournoiement des changements thymiques,
- les silences évocateurs,
les élargissements langoureux parlent sans parole de ces émotions qui ne se parlent pas. (Je sais mais, au moment de l’écrire, ça me semblait très clair, alors, j’ai tenté, bref.) (En même temps, il y a un je-ne-sais-quoi entre Mendelssohn et Goldman dans cette punchline, donc je laisse.) (Même si, je suis d’accord avec vous, c’est carrément n’importe quoi. Bien.)
La frustration qui semble alimenter l’échange pose une question, digne des Bronzés : comment conclure dans l’Andante con moto ? Les partenaires cherchent la solution.
- Hésitations thématiques,
- échos,
- voltes autour du thème et
- passages en ternaire
laissent entrevoir l’espoir d’une solution. La précision volontaire du piano de Bertrand Giraud fricote avec la tranquille mélancolie de l’alto Marion Leleu jusqu’au finale fusionnel. Voici bien une interprétation forte, engagée et, surtout, entière de l’œuvre puissante d’un compositeur en pleine maturité – et pas que parce que l’on sait, aujourd’hui, que l’homme à la grande barbe est mort trois ans après la création.
Et l’on arrive au moment gênance du compte-rendu car entre en scène (de façon parfaitement réglée, reconnaissons-le, voire avec une disposition originale mêlant çà et là voix de femmes et voix d’hommes) le chœur d’Air France. Il s’agit plutôt d’une chorale, en fait, avec le moment très « chorale de collègues » qui va mal : l’annonce – claire et intelligible pour ceux qui ont une idée de ce qui va venir – du programme par un choriste, comme à la salle des fêtes de Triglouyi-lès-Englouettes, même si on est à Gaveau. Il serait mal-t-à-propos de rendre compte de ce qui s’est ensuivi, et malhonnête de le passer sous silence. C’est ça, la gênance. Être espanté par ce que l’on entend et deviner que les choristes font leur maximum voire qu’Anne Laffilhe, la chef, a diffusé une exigence ayant poussé ses troupes au-delà de leur possible. Reste que ce qui s’apprête à advenir est indigne d’un concert dans une grande salle parisienne où les billets peuvent atteindre 50 €, soit 4,5 SMIC horaires, c’est pas rien.
Les 11 Zigeunerlieder commencent, et c’est la fin des haricots.
- Manque de caractérisation,
- départs baveux,
- nuances caricaturales,
- voix aiguës insupportables,
- fusion des demi-tons descendants,
- respirations hasardeuses,
- phrasé inexistant,
- texte exotique
ne préjugent pas de la bonne volonté mais jurent avec l’excellence du redoutable accompagnement pianistique.
À l’entracte, nous résistons à l’envie de fuir pour réentendre Delphine Haidan dans la Rhapsodie pour contralto, chœur et réduction d’orchestre inspirée par un texte de Johann Wolfgang von Goethe. On goûte donc l’introduction poétique de Bertrand Giraud :
- accents précieux,
- piani sidérants et
- science de la résonance
nous rassérènent un brin. On goûte aussi la performance de la mezzo, même si elle ne cesse de découvrir que ses cheveux refusent de se caler derrière son oreille droite :
- hiératisme,
- vibration et
- attention au texte (ouf !)
dont le propos est de faire renaître le cœur du solitaire qui s’est tellement centré sur lui-même qu’il a oublié les autres donc l’amûûûûûr. On goûte également le dialogue attentif entre ces deux protagonistes et, notamment, la capacité impressionnante qu’a Bertrand Giraud de susciter un grondement tout en préservant la lisibilité de l’harmonie. Puis arrive ce qui doit arriver.
- La beauté de la partition,
- la sérénité du piano et
- le souffle de la mezzo
ne suffisent pas à gommer le manque de justesse et de précision, même si les voix d’hommes, ici sollicitées, ne sont pas les plus irritantes.
Les 18 Liebeslieder Walzer, eux, relèvent de l’insupportable, en dépit d’une réduction pour piano à quatre mains où Murielle Petit démontre sa vaillance et Bertrand Giraud son plaisir de co-pianiser, hop-là. Il est évident dès la première entrée que l’œuvre est bien au-delà – euphémisme – des capacités de la phalange aérienne. Cela n’aurait rien de scandaleux s’il s’était agi d’un concert réservé au CE d’Air France. On aurait alors salué la vaillance, l’audace, l’ambition. À la salle Gaveau, dans un concert public et non privé (même si d’un concert d’Air France, on pourrait discuter du statut), c’est scandaleux. On est effondré devant
- les aigus ravageurs,
- la confusion des lignes,
- l’absence de spectre d’intensité (c’est piano ou fortissimo avec, quand on passe de l’un à l’autre, ce dégueulando qui doit correspondre à un crescendo),
- la justesse qui fait saigner les portugaises et sauter les plombages,
- le mélange fautif entre envie et intensité, et
- les effets de la fatigue sur les amateurs qui n’arrangent, on s’en doute, eh bien, rien.
Les vaillants accompagnateurs n’en peuvent mais : c’est objectivement épouvantable et subjectivement triste – les pièces chorales de Brahms sont si belles, quelle audace faut-il pour les massacrer de la sorte ! On ressort du concert sidéré par ce contraste entre un potentiel prometteur (quels pianistes ! quelle altiste ! quelle mezzo !) et un concert qui finit par nous noyer dans la consternation. Précisons que cela ne nous fait nullement plaisir d’écrire ces lignes. Les artistes, amateurs comme professionnels, travaillent, soit ; mais un chouïa pifométrique
- de dignité,
- de lucidité quant à son niveau,
- de respect
- pour un compositeur qui n’est pas Joe le clodo, voire
- pour le spectateur qui a payé sa place
(il nous a été offert une invitation, nous avons acheté un billet) ne nuirait pas au chœur d’Air France. Le côté sympa de la chorale ambitieuse mais très limitée n’a pas sa place dans des circonstances pareilles, et nous mentirions en ne disant pas avoir été choqué par semblable entourloupe, qui plus est quand le menu paraissait si gourmand !