Barry Douglas joue Schubert, Brahms et Liszt, salle Gaveau, 28 mai 2024 – 2/2
Peut-on allier le commun, l’extraordinaire et le génie ? Barry Douglas semble n’avoir aucune hésitation au moment de répondre : « Yeah, for sure. »
- Le commun, c’est mettre la sonate en si mineur de Franz Liszt au programme d’une grande salle parisienne.
- L’extraordinaire, c’est de pouvoir jouer ladite sonate à la fois selon le texte (injouable) et selon sa personnalité (personnelle).
- Le génie, c’est de faire éclater dans sa version l’incroyabilité, et hop, d’un créateur
- virtuose,
- poète,
- compositeur roué,
- artiste malin,
- mystique sincère et
- homme bien humain.
À l’occasion du concert de Florian Krumpöck, le 24 mai à la salle Cortot, nous avons rappelé quel grand effet nous avaient fait les dernières versions de cette pièce passées par nos esgourdes. Malgré notre prétention d’aimer la découverte plutôt que la réitération musicale, c’est en réalité avec joie que nous nous apprêtons à ouïr une nouvelle proposition autour de cet Everest pianistique passionnant et passionné. Aussitôt, le pianiste semble annoncer son projet : il jouera
- la continuité plus que la disruption,
- la résonance plus que la rupture, et
- le prolongement plus que le silence.
L’énigmatique incipit apparaît ainsi construit autour
- des ponts suggérés,
- des pointillés invisibles et
- de la connexion intermittente.
Cette capacité à penser l’œuvre et non juste à la jouer s’accompagne de qualités indispensables parmi lesquelles
- l’aisance digitale (euphémisme),
- l’incroyable variété des nuances vue la grandeur de la salle, et
- l’ampleur de l’expressivité se substituant à la drrrramatisation démonstrative.
Or, Barry Douglas a aussi développé d’autres outils pas moins indispensables pour ébaubir sur le long terme les mélomanes :
- il travaille le son avec sensibilité lors des segments de moindre densité technico-décibélique,
- il sait exprimer le douceur dans l’intimité avec ses petits marteaux et
- il n’a point de retenue à exprimer un lyrisme çà presque apaisé.
Le pianiste n’est pas un perdreau de l’année.
- L’interprète sait jouer,
- le récitaliste connaît les rouages du show, mais
- le musicien (parce que, souvent, mutatis mutandis, on devient concertiste parce qu’on kiffe la vibe du sound) ne rend pas les armes devant les exigences des conventions.
Pour preuve, il excelle dans
- les transitions protéiformes réservées par Franz,
- les mutations de caractères, qu’elles soient longues ou brèves, et
- les transformations d’humeur sooo Liszt, où son changement de toucher confine souvent à la magie.
L’interprète confirme aux esgourdes de l’inculte qui ne l’avait jamais ouï être un as
- de la singularisation,
- de la gestion du temps long et
- de la gestion du temps long dont témoigne son choix audacieux et joyeux de deux sonates hors normes.
Du
- ressassement schubertien à
- l’art du leitmotiv lisztien en passant par
- la puissance de la concision brahmsienne,
Barry Douglas attaque la fugue bille en tête. Le contrepoint perd en mystère menaçant ce qu’il gagne en
- efficacité,
- luminosité et
- puissance roborative,
conformes au biais interprétatif choisi – et quel brio, boudu !
- Tuilage,
- précision,
- audace,
- place pour l’émotion,
- personnalité privant la sonate de mysticisme mais la dotant d’une incarnation follement convaincante :
après une coda d’une intensité magnifique, il ne manque rien. Ce nonobstant, trois encore
- (un délicat,
- un sciemment tubesque, et
- un dentelé)
parachèvent ce récital fou. Oui, la salle Gaveau est très vide, ce soir. Mais le triomphe formidable reçu par l’interprète témoigne de l’émotion des spectateurs présents. Les absents n’ont jamais tort, évidemment ; mais, ce soir, les présents avaient raison.