Artemandoline, « Concerti napoletani per mandolino », Deutsche Harmonia Mundi
C’est d’abord une question d’ignorant qui nous happe : pourquoi, aujourd’hui, enregistrer un disque de mandoline baroque, même composé exclusivement de « premières mondiales sur instruments anciens » ? Allons plus loin dans les questions bêtes, puisque nous sommes assez doué dans ce domaine : pourquoi écouter une telle proposition ? Le disque de concerti napolitains pour mandoline que publie ces jours-ci Artemandoline répond à ce doute balourd d’une triple façon – et, hop, d’entrée, un p’tit chiasme, ça promet.
- La musique pour mandoline, vue par les Napolitains, pulse, groove, zouke et impressionne puisqu’elle cherche avec gourmandise, à « charmer, séduire et divertir », stipule le livret.
- Elle marque un moment très important de l’histoire instrumentale napolitaine, ville où la musique semblait essentielle.
- À Naples, elle est double : d’une part, elle est spécifique (quoi que le court texte de présentation peine à donner des exemples concrets de cette spécificité, de même qu’il omet d’expliquer pourquoi enregistrer ces œuvres dans une église de Longwy… ou pourquoi recourir à une peinture anglaise et dix-neuviémiste afin d’illustrer la couverture du livret) ; d’autre part, elle transcende les barrières de genre. En effet, le disque propose d’explorer ce répertoire à travers le seul prisme du « concerto pour mandoline », mais l’instrument avait aussi droit de cité dans l’opéra et dans toutes sortes de formations (duos, trios…).
Depuis 2001, l’ensemble baroque qui affirme ainsi sa position revendique de « rechercher et ressusciter les chefs-d’œuvre oubliés de la musique pour mandoline » et de « communiquer ses trouvailles au grand public ». Impliquant exclusivement des instruments d’époque, l’ensemble fondé par Marie Fe Pavón et Juan Carlos Muñoz a publié sept disques selon un principe d’exécution : « L’interprète doit parvenir à être assez libre, spontané, anticipatif (sic) et étonné dans sa création intime et dans la nouveauté qu’il fait surgir. »
De fait, dès le concerto en Eb de Giovanni Paisiello (1740-1816), on est saisi par l’énergie que concentre Marie Fe Pavón dans les attaques, les variétés d’irrégularité, les différences d’ornementation, les nuances (voir par ex. la reprise d’une simple formule piste 2, 0’46, quand la sonorité change complètement !). Les accompagnateurs, peut-être un peu uniformément présents, ne ménagent pas leur peine pour faire vivre une musique où la vitalité est indispensable : martelée par des mini-fanfares ou des premiers temps très marqués, elle compense largement une écriture orchestrale qui paraît, soyons faraud, peu inventive. Heureusement, la relative banalité de cette composition codifiée est transcendée par trois éléments :
- une interprétation sous tension,
- la liberté avec laquelle l’interprète rend les enchaînements d’arpèges a priori planplans, et
- la qualité du dialogue sporadique entre soliste et ensemble (voir par ex. piste 3, vers 3’50).
Donc, après un quart d’heure d’écoute, notre scepticisme s’est dégonflé. Voici une musique pétillante et roborative qui donne envie d’écouter la suite.
En l’espèce, la suite est constituée par le concerto en Bb de Giuseppe Giuliano (dix-huitième siècle), pris en charge par Juan Carlos Muñoz. Le tempo liminaire, « maestoso », qui n’empêche pas d’avancer, met en beauté les envolées prestissimes de la mandoline, exigeant du soliste une extrême agilité. L’effet peut paraître facile, opposant les ploum ploum de l’orchestre aux libertés du mandoliniste ; il n’en est pas moins percutant. Sur cette lancée, le bref « lento non troppo » qui suit oppose à nouveau l’orchestre au complet à l’accompagnement léger voire à l’unisson (piste 5, 1’40). C’est fort bien exécuté, en prélude à un « allegro » ternaire que le brio des violons lance sans faillir. De la sorte, la musique associe une simplicité d’écriture et une exécution de haute volée, proposant ainsi une découverte – au moins pour l’ignorant qui écrit ces lignes – certes pas bouleversante mais tout à fait pimpante.
Le concerto suivant, en G, est l’œuvre de Domenico Caudioso, dont la légende propose qu’il soit un pseudonyme involontaire de Domenico Cimarosa, ce qui serait plus rutilant. Marie Fe Pavón est à nouveau sur le ring. On apprécie le souci de variété du compositeur, qui ne se contente pas de développer, au métier, un thème sans falbala : on est ainsi sensible à la brève petite tentation mineure, qui va au-delà du simple plaisir motorique procuré jusque-là par des compositions très corsetées. À nos oreilles, hélas, le début du « largo » n’est pas aussi inventif. Par chance, la mandoline arrive à l’emballer par les bavardages et les inégalités dont elle enveloppe sa partie en C, qui permet d’atteindre, une fois n’est pas coutume, une coda orchestrale élégante, id est libérée des blam-blam-blam habituels. L’« Allegro » conclusif revient aux principes de base (rapidité et alternance orchestre – petit ensemble avec soliste), mais l’on y goûte une certaine inventivité dans les modulations (par ex. piste 9, vers 2’15) et un goût certain pour les petites cellules mélodieuses, ce qui éveille l’intérêt de l’auditeur, par-delà la virtuosité tectonique de la gratteuse de cordes.
Le concerto en A de Carlo Cecere (1706-1761) qui suit met en valeur la précision de Juan Carlos Muñoz. Carlo Cecere, comme les gens cultivés – donc tous – le savent, aurait été un compositeur vedette d’opéra. Ici, il a façonné une pièce parfaite pour servir de piédestal à un soliste que n’effraie pas la vitesse d’un « Allegro » pourtant annoncé « non presto ». En sus d’une main droite fofolle, on apprécie, sur la partie finale du mouvement, la synchronicité du mandoliniste avec ses compères. Le « largo » obligatoire n’a pas davantage peur de prendre son temps et de reproduire la même structure que le premier mouvement. Le « grazioso » ternaire, tâche d’apporter un peu de légèreté dans un opus un peu terne au sens de : pas notoirement original, comparé à ses prédécesseurs. La mandoline fait ce qu’elle peut pour cela, en choisissant des liaisons ou des coupures entre notes donnant l’illusion de petits bonds – ces respirations sans ritendo, pleines de grâce, trahissent l’attention aux détails de l’interprète. Néanmoins, si l’on est impressionné par la dextérité des musiciens et leurs tentatives pour jouer autant de musique que de notes, l’on peine à se laisser à nouveau séduire par une œuvre sédimentée dans des codes que ne relève pas une pointe mélodique épicée, une incongruité patente ou une idée bizarre balancée tout à trac dans le flux sonore.
Trouvera-t-on le bonheur avec le mot de la fin, qui revient au compositeur du début ? Le concerto en C de Giovanni Paisiello est au moins nouvelet car il donne l’occasion à l’auditeur d’écouter une troisième mandoliniste, Alla Tolkacheva. D’emblée, les tentations de modulation qui courent sur la partition, ainsi que le ton décidé de la soliste, avec des prises de risque poussant le frisson à sa limite (voir piste 13, 2’05), réveillent notre curiosité. La cadence du « Tempo giusto », quelle belle indication de vitesse, est l’occasion d’entendre la musicienne derrière la virtuose. Un violon trrrès langoureux dialogue avec elle dans le « Larghetto alla siciliana ». Ici, le temps s’étend plaisamment sans traîner pour autant. Refusant le contraste criard, l’« Allegro » final, allègre mais non pas vivace, ne s’enivre ni de vin, ni de vertu, ni de vitesse excessive, préférant se laisser éclairer par l’énergie et la poésie que la mandoliniste met jusque dans les arpèges, grâce à des attaques diversifiées et des contrastes d’intensité. L’orchestre dialogue alors avec lui-même avant de laisser la vedette à la soliste, dont la délicatesse sans chichi sait tirer le meilleur d’un quart d’heure baroque un brin répétitif (forte – piano, majeur – mineur, arpèges brisés et réitérés, structures de mouvement identiques, reprises…).
En conclusion, oublions les défauts du site pourtant très esthétique d’Artemandoline, où, par ex., le nouveau disque n’est pas encore référencé et où de nombreuses photos – dont celle du patron – sont floues. Soulignons plutôt la qualité de ce disque Sony, où tout est finement interprété, jusqu’à la dernière note de ces soixante-cinq minutes de musique, posée avec art. Sans doute convient-il de ne pas écouter le disque d’un trait, afin de mieux goûter le charme de cette musique toujours jolie, parfois époustouflante, mais souvent trop prévisible pour soutenir une audition attentive sur la durée – ces concerti n’étaient probablement pas conçus pour être ouïs enchaînés. Prises séparément, les cinq parties de cette réalisation, retranscrite par l’ingénieur du son Arno Op Den Camp et soutenue par le Luxembourg, lancent en s’ébrouant des gouttelettes de joie raffinée et légère sur l’auditeur, même peu frotté de ces eaux savantes. Partant, les concerti napolitains pour mandoline s’apparentent à une musique à déguster par petites gorgées plutôt qu’à picoler à grandes lampées : n’est-ce pas, signe de qualité quasi suprême, ce que l’on souhaite aussi des meilleures dives bouteilles ?