Ariane Dubillard, « Ma chanson de Roland », Théâtre des déchargeurs, 28 mai 2019
La captatio benevolentiae
Tout arrive, nous sommes allés voir une fille de. Tant pis si cela choque, on attend le procès : sans en prendre une, il nous faut le révéler aux ignorants de notre trempe, Ariane Dubillard n’est rien d’autre que la fille du Roland. D’où son nom, précisément : Ariane Dubillard. On aurait pu se douter, mais bref, le fait est que Roland Dubillard est la substantifique moelle, fort rabelaisienne, du spectacle que la dame a joué, édité aux éditions Camino verde, et qu’elle remixe pour l’occasion avec un prélude flash forward inédit. D’où le titre, Ma chanson de Roland. Comme quoi, tout cela est finement pensé, quoique jamais trop intellectualisé.
Aussi, dans la présente notule, tâcherons-nous de montrer que, conformément à ce « requiem pour violon et marteau » évoqué en ouverture des Diablogues, où la rencontre des deux protagonistes est évoqué comme un moment cognant voire déchirant, la suscitation, la rencontre et la séparation arianiques tournoient autour d’un substantif : l’insaisissabilité. Soit, stipulons-le aussi sec : que ceux qui en déduiraient que, du coup, c’est un spectacle chiant déchiantent de suite. La comédienne est formidable, la griffonneuse est douée, la chanteuse est rouée, la mise en scène de Michel Bruzat n’est pas toujours claire (principe de l’escabeau, rôle des multiples verres d’eau…) mais n’en fait pas trop ; bref, ce spectacle est une joie. Mais bon, si on commence comme ça, on est encore plus sûr que d’habitude que personne lira la suite. Tant pis, on aura au moins écrit la fin avant le début, c’est cohérent avec l’objet décrit ici.
Le spectacle
Car, oui, c’est ainsi – la fin avant le début – que commence, alla Philippe Chatel (« Est-ce la fin du début ou le début de la fin ? Nous, on dit que F-I-N, ça ne veut pas dire fin »), Ma chanson de Roland. En effet, la comédienne s’aperçoit ex abrupto qu’elle a bien remercié poliment les zozos, mais itou oublié de « faire le début ». Or, le début, pardon pour la dame, ça date. Façon Amélie Nothomb, elle évoque sa vie à six mois. Puis la vie avec Babar-Roland. Puis la mort de Nicole, la maman. « Elle s’est tuée ce matin. Non, elle ne reviendra plus. En général, c’est définitif. » (Soyons imprécis : toutes les citations sont faites « approximatif », selon la terminologie higelinienne, car nous n’avons point le texte sous les opercules enlunettés.)
Peut-être inspirée par l’humour astiérique, spécifiquement percevalien, la dame raconte comment, à six ans, elle était partagée d’une grand-mère à l’autre : trois nuits chez mamie, trois nuits chez grand-mère (on s’y couche à 23 h, comme quoi faut pas se fier aux appellations, c’est comme les vins) ; ou quatre nuits chez mamie, cinq nuits chez grand-mère, deux nuits chez mamie, une nuit chez grand-mère, etc. Sur ces entrefaits mathématiques, la chanson de « la pauvre petite fille » entraîne l’arrivée de l’accordéon dont, par principe, nous devons dire du mal même si, en dépit de notre peu de goût pour l’instrument, nous devons reconnaître la pertinence des interventions et de la présence concentrée de Sébastien Debard.
Ariane est une créatrice. C’est notamment l’inventrice de la pastille pour rire. Si, la pastille pour rire, chacun connaît ou pourrait connaître : tu suçotes une pastille Vichy en tant qu’elle est une pastille pour rire, tu ris, ça devient une pastille pour rire. Bref, plus tard, inspirée par « Avec l’ami Bidasse » qui, au moins par son début, sonne comme du Mozart et du Schubert, la damoiselle compte être – affirme-t-elle après l’être devenue – une vraie chanteuse allemande. Et pourquoi pas ? En vrai, rien n’existe. La pastille Vichy peut se ririfier. L’ami Bidasse peut se classifier. La nuit, la pluie, on les peut sûrement photographier. On peut rêver de tout maîtriser. Illusion, bien sûr. Mais l’illusion, ç’a beau être pourri comme le velcro, on s’y accroche. Jusqu’au jour où, pof, velcro et illusion cèdent, et l’on dégringole. Un exemple ? « Quand je suis née, stipule la narratrice, j’étais pareille à l’été ; mais tout a fondu comme neige. » En vrai de vrai juré craché, rien ne dure, même le mou. Tout s’effrite, et pas que chez McDo – et je crois que, en matière de jeux de mots laids, on est comblé.
Pour autant, ne dramatisons pas, Ariane vit quand même rue du Bac, y a pire zoo à Paris. Avec la nouvelle compagne de Roland, mais quoi ? La quinzagénaire assume de se confronter à l’insaisissabilité, il est temps, quand mamie-la-pas-rigolote s’y reprend à trois fois pour trouver son prénom. Quelque chose lui échappe. La vie, sans doute. Comme quand papounet est bourré et sous médoc et qu’il n’est plus lui-même, illustrant l’insaisissabilité des gens, après maman qui s’est défilée – insaisissabilité des femmes.
Pareil pour mamie, qui meurt à 19 h 30 : insaisissabilité des vivants, ces gens très particuliers. Ariane elle-même en personne est une jeune femme blonde « très violente et très calme » : insaisissabilité de soi. À la magnifique punchline de la folle Mama Béa Tekielski (« Ta main, comme une hirondelle, qui dessine un printemps étrange »), la narratrice répond par l’évocation d’un « petit doigt toujours en marge, comme toi ». Ben oui, insaisissabilité du corps. Prolongeant ces caractéristiques, le cœur aussi se met à l’insisassibilité. Roland n’est-il pas évoqué à travers son goût pour Juana, « la ralentie » d’Henri Michaux qui, jadis, n’avait « qu’à étendre un doigt ». Insaisissable comme une drogue, que ledit Henri n’a pas négligée, l’héroïne s’enfuit loin de son père (« au sixième ») sans pour autant s’échapper : « Quoi que tente un œuf dans son aérodynamisme, il reste un œuf », pontifie avec humour Roland.
Peut-être, au fond, ne reste-t-il que deux vérités : l’éléphant est irréfutable ; et seul l’œuf, aussi rapide et futile fût-il, peut être saisi.
À mesure qu’Ariane s’émancipe, se développe la correspondance qu’elle nourrit avec Roland, signe et revendication de l’insaisissabilité. Elle est libre un max, en hauteur dans son sixième, et pas que l’arrondissement, comme en longueur – par exemple en Asie. Devant son insaisissabilité, Roland vitupère tendrement : « Six mois, à mon rythme, ça fait douze » ; « Je voudrais savoir ce que nous sommes devenus » ; « Je ne t’écris pas beaucoup car t’écrire me fait souvenir que tu n’es pas là »… Pourtant, l’affaire n’est pas que distance : comme sa mère qui avait des absences dans le pied, id est un tempérament voyageur, Ariane imite le chanteur qui affirme « respecter ceux qui racontent des histoires » tout en préférant raconter des géographies – elle s’enfuit car « il y a trop d’histoires, ici, j’ai besoin de géographies ».
Ça tourne court quand elle donne cours car elle sévit « dans une salle de glace : il fait – 25° ». La victoire de celle qui cultive un look alla Marie-Aude Murail et un chant façon Michèle Bernard ? « En Chine, désormais, je passe inaperçue. » Insaisissable, où qu’elle soit. La phrase qui sert de baseline au spectacle (« J’ai assez grandi, il me prend l’idée de naître ») précède le tout meilleur moment : concaténant des événements, l’artiste associe la Hochschule de Francfort, Molière, Marivaux, Jean-François, oubliant au passage de donner des nouvelles du hérisson évoqué tantôt, ce qui est un peu triste. Ce flash forward est formidable, mais c’est aussi un pivot qui, en quelque sorte, précède le deuil du héros, le papa. D’ailleurs, il anticipe sur la chanson de Roland annonçant : « Je l’ai rencontrée à la foire du Trône, et ça ne m’a rien fait. » Ledit Roland en fait un AVC. Insaisissabilité que pointe la fille car « tu es vivant et tu me manques ». Au fond, vivre comme mort, s’insaisissabiliser soi-même, est-ce un genre que l’on se donne… ou un judicieux dégenre qui dérange ?
Prolongeant ce genre de préoccupation en écho à un Barthélémy Saurel qui se demande : « L’eau sait-elle que la vapeur, c’est elle ? », Ariane s’interroge : « Qui sait nager mieux que l’eau ? qui sait aussi se noyer mieux qu’elle ? » Dans ce monde fluant, flou, liquide, la narratrice aimerait ne pas augmenter du choix des poses le poids des choses. Concernée mais pas prête à se laisser cerner, elle s’évapore, découvrant « de nouveaux quartiers, de nouveaux Franprix », assumant préférer « les rallongis aux raccourcis », et osant se révolter contre les camisoles chimiques : « Les médicaments, c’est nul. On ferait mieux de se parler et de s’allonger tout nus dans le noir. » On pense à feue Maurane s’adressant à Arnould-son-pianiste : « J’aime quand tu me vêts en toute nue, quand je suis toute nue avec toi, quand nous sommes tout nus tous les deux, je crois que le message est passé » (et la dame ajoutait « il s’en fout complètement »). Mais voilà, ces fuites vertigineuses finissent par donner le vertige. Même la belle Ariane en perd le fil : « Je ne sais plus où je suis ni où je dors », revers de l’auto-insaisissabilité. La fragilité de l’opposition entre histoire et géographie frappe derechef quand l’héroïne, fors toute pose, affirme que « le seul endroit où je veux m’installer, c’est l’instant ».
Gardienne d’une maison dont les proprios juifs sont partis « définitivement en vacances » à l’hospice, elle tombe amoureuse de l’édifice. L’occasion de claquer quelques punchlines à sa façon, comme « L’amour s’en fout des barres d’immeuble » ou « Je fais provision de provisoire ». Ce qui ne préserve pas Roland, éphémère donc éternellement insaisissable : « Le mot toujours restera pour toujours dans ta voix qui dit toujours », affirme la fistonne. Or, elle se met curieusement à bégayer quand elle évoque l’aphasie de son père, comme Romain Didier, au Café de la danse, affrontait son trou de mémoire au moment de chanter – non, pas « Elsa Haimer » mais « Amnésie », une chanson dont, précisément, le refrain gémit : « Ram’nez-moi d’vant un papa… Non, c’est pas lui. »
Ainsi, l’insaisissabilité se renverse. Celle de la fifille devient celle du papa. Le regard le reconnaît quand, dans la maison de l’Essonne acquise sous la houlette de Maria (et enfin appelée « La Saucée »), on met un couteau à droite de l’assiette du patriarche comme si on ne savait pas qu’il serait incapable de s’en servir. Dès lors, comme si l’insaisissabilité était intérieure, on rêve que les noyaux des pruniers se souviennent des fleurs. Comme si l’insaisissabilité était contagieuse, « à la fin, tu étais devenu une transparence et nous-même, à vivre autour de toi, nous avions fondu ». Comme si l’insaisissabilité était elle-même illusion insaisissable, le disparu paraît « toujours vivant quand je ferme les yeux, et aussi quand je ne les ferme pas. »
Décidément, ne les fermons pas, ces yeux intérieurs, mais sachons nous endormir dans la beauté des choses que nous réussîmes à construire, échafauder, imaginer, espérer, transcender, fomenter voire, parfois, vivre.
La conclusion
Une excellente actrice est à saisir au Théâtre des déchargeurs jusqu’au 15 juin, du mardi au samedi. C’est un moment qui n’est certes pas destiné aux seuls connaisseurs de Roland Dubillard ou aux amateurs de théâââââtre drôôôôôlement référentiel. C’est une proposition qui associe humour, talent, savoir-faire et intelligence, entre théâtre, chanson, mémoires, hommage et truc-spécifique-à-Ariane-Dubillard.
En fait, c’est un peu comme un clavier au moment de composer le prochain Goncourt. On se dit que vingt-six lettres, c’est au moins une douzaine de trop, et puis on s’y fait au point de ne s’en pouvoir passer. L’actrice, l’auteur et la chanteuse vont sans doute encore densifier ce riche spectacle dont quelque fan de l’éternité façon Allen pourrait dire que, même si on accroche de bout en bout, passé le flash forward, il peut sembler, en l’état, peut-être un peu long, surtout sur la fin qui ne répond pas vraiment à l’accroche liminaire. Toutefois, dès la première (pour laquelle, précisons à l’intention de nos lecteurs, nous avons payé notre place), il semblait déjà tellement précieux que l’on le peut recommander, pour ce que vaut ou vache ce genre de louange, avec enthousiasme et, comme écrivait Roland D., « plus facilement qu’une migraine et sans aspirine – comme l’existence » mais en mieux.
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