Anne Sylvestre, Treizième art, 6 octobre 2017
Alors, ce n’était que ça ? Le contraire d’un « me v’là », un sourd chagrin incompréhensible, une chanson grise en do, une vieille douleur qui se faufile sur un fil dans le brouillard d’automne, même pas un coup au cœur mais cette impression de ne plus avoir de bonnes nouvelles voire de n’avoir plus personne à Paris, juste parce que les années cognent ? Certes, avec le temps, rien s’en va et on aime encore. Pourtant, il était temps qu’arrivât, dans la vie en vrai, cet immense nouveau théâtre rempli plus qu’à ras bord et plus de soirs qu’il n’était prévu par une chanteuse fêtant ses 58 ans… de carrière, mazette. Mamie, elle est pas si bien qu’ça, mais merci, oh merci d’offrir aux grands dépendeurs d’andouilles cette fête qui transforme une histoire ancienne en un épisode qui nous aide à nous tenir droit comme des bâtisseurs de cathédrale ! En attendant le jour où ça craquera, plutôt que de dire « allez, j’vais y aller », Anne Sylvestre, alias la dame qui fait la gueule, n’a toujours pas dégagé de la chanson. Elle a retrouvé un ticket dans son carnet, pour s’offrir et vendre à ses fans – non, pas une maison avec un géranium – un énième voyage à travers son immense répertoire. Combien de pommes au pommier, cette année-ci ? Nous n’avons pas compté. Mais, grâce à Éric Nadot qui nous a prévenu à temps (merci, Éric), nous avons passé une excellente soirée au Treizième Art, pour le récital des (faux) « Soixante ans de carrière » d’Anne Sylvestre, et voici trois raisons afin d’expliquer cela.
Le répertoire : même si, à l’évidence, la payse a le cœur à l’ombre quand il s’agit d’évoquer l’ancien temps (la p’tite hirondelle reprise très peu de chansons des années 1959 à 1972, les grands cheveux et gling gling dénoncés naguère dans « Parti partout »), elle s’amuse, à l’occasion de cette fausse sortie, à butiner dans le reste de ses disques, les quand-même-anciens inclus, mais aussi dans la quasi récente galette de 2013 (« Malentendu », « Violette » et les énigmatiques « Calamars à l’harmonica »), ainsi que dans le futur album (deux inédits sont au programme, dont le « Cœur battant » et, surtout, le très beau « Bruges », avec cette récurrente rime en –uge rappelant les affriolantes arabesques ou presque d’un Bernard Joyet, bien sûr présent en ce soir de première). C’est varié, c’est riche, c’est brillant dans la diversité, même si ça refuse la facilité d’enquiller les chansons drôlissimes – ce soir, c’est pas la faute à Ève, à Jules ou à Élise ; petits bonshommes et punaises resteront cachés avec les blondes, les langues-de-pute, les Berthe et autres reines du créneau narguant le mari de Maryvonne. Le dinosaure chantant privilégie son plaisir de parcourir ses différents arts chansonnistologiques, profond, poétique, facétieux ou un peu colère, se refusant à l’image univoque, digne d’un printemps gnangnan mais soi-disant flatteuse pour la doxa que les médias merdiques croient bon de dresser d’elle (la féministe engagée pour le « droit à l’avortement » et le mariage homo), et accordant de sobres obligations à « ceux qui ne sont venus que pour celles-là » selon l’expression parisienne de Marie-Paule Belle – « Les gens qui doutent », « Les amis d’autrefois » quand une chorale l’entonne en bis et « Gay, marions-nous », consensuel à souhait mais fort rigolo aussi.
La personnalité : nappée dans son écrin musical préféré depuis quelques années (l’obligée Nathalie Miravette au piano, un violoncelle précis et une multiclarinettiste élégante mais pas forcément indispensable dans les arrangements notamment signés Jérôme Charles et Nathalie Miravette pour faire suite à l’inégalable François Rauber), Anne Sylvestre est fidèle à elles-mêmes, tant ses personnalités est multiple. La femme fait la gueule, peste contre les lumières et tente néanmoins d’habiter le trop grand espace à sa disposition, très peu aidée – euphémisme – par la « mise en scène » (gâ ?) inutilement cosignée par les chanteuses Agnès Bihl et Clémence Chevreau. Sur son chemin de mots, l’anti-serpente essaye de gérer le public à sa façon (« il faut pas applaudir n’importe quand, ça déconcentre » + mimiques claires à l’iPhoniste des premiers rangs). Ainsi, elle impose sur scène sa forme d’expression préférée, que j’appellerais « la gueule au sourire ». De fait, Anne Sylvestre paraît perpétuellement lutter contre le plaisir d’être là, acclamée par une salle que la découverte d’un tour de chant original – et non une resucée d’heureux succès, ha ha, sans cesse ressassés – survitamine.
La volonté acharnée de l’artiste d’être à l’instant présent, pas dans la rentabilisation d’un passé glorieux car passé, s’exprime de trois façons : par des chansons aux textes clairs (« D’accord, c’est pas des primeurs… ») dont, parfois, quelques mots sont à peine changés (« je sais bien qu’à notre chemin, il y a plus d’un’ moitié de faite », pose la dame dans « Carcasse », façon Claudio Zaretti, le bien connu des habitués du présent site, chantant avec le sourire « Nous, on a vingt ans ») ; par une set-list multiple, vivante, sans impedimenta qui font que tout s’mélange ; et par cette difficulté cultivée à parler entre les morceaux, rappelant à dessein des interludes parlés déjà expérimentés (« on m’a dit : si tu ne parles pas, ils en déduiront que tu fais la gueule », gravé dans le Live à la Potinière avec le précieux Philippe Davenet au piano). Contre toute évidence, ce nouveau tour de chant refuse de fermer la belle parenthèse. Quand ce sera accompli, ça va nous faire drôle comme à des petits personnages de Sempé ; mais, devant l’enthousiasme bougon d’Anne Sylvestre, nous continuerons, fermes, à chercher les plus beaux mollets du canton, fût-ce par les chants inondés de nos chougneries.
La performance : que la chanteuse ait quatre-vingt-trois ans, on s’en fout. Après tout, elle nous taxe quand même de quarante-six euros pièce le billet ; pour ce prix, on est en droit de s’attendre à quelque chose de cossu. Or, « toute honte bue, toute » comme chantait tonton Georges, on ne peut être qu’admiratif devant sa prestation, âge exclu mais présence méchamment intacte. Certes, il y a des mailles qui sautent ; mais, quand la dame recommence, elle les retricote à chaque fois et recentre le motif, preuve que, en sus du métier, il y a un énorme travail derrière ce récital. De surcroît, ces quelques accros mineurs sont des signes de vivant, une preuve que les vrais chanteurs n’ont que foutre des prompteurs, sans compter qu’il est sain d’oublier un mot de temps en temps sur cent bonnes minutes de spectacle quand on ne recourt jamais à ces trucs dont raffolent les petits chanteurs à texte, au moins moi : l’interlude souple, le gimmick multipliable, le pont extensible qui permet de remettre un peu de texte dans la mémoire tampon avant d’entamer le couplet. Alors, oui, la voix racle à quelques moments ; et néanmoins quel choix bouleversant que ce rare « Lac Saint-Sébastien » à la large tessiture pour finir, quand les cordes vocales sont fatiguées, comme pour avouer : « Oui, je suis vieille, mais je chante encore, quelque âge que ça me fasse, si la chanson me plaît. » Et bim !
En conclusion : il y a du chien, dans cette Anne Sylvestre qui répète « ne boire que de l’eau sur scène » et précise, en désignant les coulisses : « Mais ça va pas durer. » Il y a du chien, dans cette nana qui chante en 2017 ce qu’elle veut, comme elle veut, et qui existe encore alors que ç’aurait été « pas difficile » de se retrouver dans le flou, tombant, comme Clémence, en vacances. Il y a du chien, enfin, dans cette artiste qui envoie chier les didascalies (« normalement, on devrait sortir, mais c’est trop loin ») tout en s’obligeant à lire des remerciements ennuyeux et grotesques, pour ne blesser personne. Bref, il y a du chien dans cette femme qui chante ; et, comme l’honneur, ça se mange en salade mais c’est fait pour les chiens, en tant que caninophile, on te salue, ô honorable spécialiste des arbres encore verts !
PS : non, je ne suis pas arboriculteur, même si j’admire fort Anne Sylvestre et Jean Dubois. Coïncidence ou hasard scientifique ?