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Au moment où j’écris ces lignes, il y a quelque chose de pourri, dans l’ex-royaume de France.
Quelque chose qui coïncide bien avec l’esprit délétère distillé par Pharaon Ier de la Pensée complexe et ses sbires.
Quelque chose qui claque comme le drapeau des décérébrés, derrière lequel de nombreux béni-oui-oui s’empressent de défiler, de se conforter entre eux et de cracher leur haine de l’autre – une haine autorisée, encouragée, excitée par les déclarations du pouvoir, les bavardages des Radio Macron et les « engagements » clamés par des genzimportants.
Aujourd’hui, prenant prétexte de la guerre – forcément sale et détestable, double pléonasme – menée par Vladimir Poutine en Ukraine, les cultureux d’État – ces gens soi-disant moins cons que les cons, qui veulent donc penser pour les cons et exiger des cons que les cons les suivent –, ces abrutis, donc, leurs séides et les larbins prompts à leur emboîter le pas, insultent, « déprogramment », stigmatisent et vilipendent les ressortissants russes qui rechignent à s’incliner devant l’idéologie dominante et exclusive en vigueur dans notre pays. Ces bougres s’abritent en sus, pleutres qu’ils sont, derrière le prétexte poisseux de la « solidarité avec les Ukrainiens » – ça n’est pas de la solidarité, ça, c’est de la connerie, du racisme et re-de la connerie derrière.
Dans ce contexte, j’ai décidé de reporter la mise en ligne chronique de La Chambre enchantée, le nouveau disque Chopin d’Yves Henry, qui eût pourtant été parfait pour saluer l’anniversaire de Fred en ce premier jour de mars. Devant ces circonstances exceptionnelles, tristement exceptionnelles mais exceptionnelles, il m’a semblé qu’évoquer le disque slave d’une artiste russe serait une bonne façon de répondre par un peu d’élévation de l’âme à la bassesse flippante de ce consensualisme, de ce suivisme et de cette médiocrité malsaine qui frappe autour de nous.
Et maintenant, ceci ayant été stipulé, les uns avec les autres, musique !

 

J’ai le cœur Scriabine

 

Près de quatre ans après sa captation au conservatoire de Catarroja, sous les micros de Jorge Gracía Bastidas, est publié chez Solo Musica Slavic Heart, un disque d’Anna Petrova articulé autour d’œuvres de Scriabine, Rachmaninov, Prokofiev et Vladigerov. Les pas-que-francophones (le label ne daigne plus proposer de traduction en français, c’est pour le moins regrettable) se plongeront dans le texte de présentation très engagé de la pianiste – parfois trop engagé. Si. Par exemple, emportée par une démonstration par endroits quelque peu à l’emporte-pièce, Anna Petrova révolutionne nos maigres connaissances anatomiques en nous expliquant que le cœur est situé « presque au milieu de notre corps » (« situated almost in the middle of our bodies »). On est davantage captivé quand elle essaye de définir le cœur slave selon six topics : la nature, le chant, l’amour, les cloches, le tragique et l’esprit. Quatre compositeurs, trois Russes et un Bulgare, vont se confronter à cette hypothèse.
La première partition sur le pupitre est la Seconde sonate-fantaisie en sol dièse mineur qu’Alexander Scriabin a fini de griffonner en 1897. Il y invoque

  • la nuit sur le rivage,
  • la tendre lune qui brise l’obscurité nocturne et
  • la tempête qui agite l’océan.

Jetons-nous donc à l’eau.
L’Andante liminaire est à trois temps et joue sur d’autres formes ternaires (triolets, croches par trois à contretemps…). Ce balancement ne pâtit guère d’un usage généreux de la pédale de sustain, car l’interprète veille à préserver la clarté de la partie mélodique quand celle-ci apparaît au-dessus du clapotement. Sans céder à des emportements bruyants, Anna Petrova se goberge de contrastes progressifs et de foucades soudaines. D’une partition allant volontiers à sauts et à gambades, elle reste maîtresse en tissant des sonorités récurrentes quand est de nouveau énoncé un thème.
Le Presto est moins houleux qu’agité, ainsi que suggéré par le compositeur. La juste maîtrise technique que démontre l’interprète fait fi des difficultés virtuoses dont le texte est hérissé. Elle permet à l’artiste de traverser les modulations avec une intensité intacte et un souffle qui va son chemin. On apprécie la capacité que déploie Anna Petrova de

  • faire respirer le halètement des triolets pour lisibiliser – et hop – le discours sans le simplifier,
  • varier les éclairages sonores et
  • tirer toujours la pièce vers sa profondeur musicale plutôt que vers sa seule puissance pyrotechnique.

De la sorte, en dépit d’un instrument qui n’est pas toujours flatteur, on entend des couleurs debussystes, des échos lisztiens et le feu intérieur de Scriabine – lequel ne darde pas encore ses rayons noirs mais sait déjà transformer le piano en une palette efficace et troublante.

 

C’est la Folia (sort of) !

 

 

Extrait de l’intermezzo des « Variations sur un thème de Corelli » de Sergueï Rachmaninoff

 

Écrites en 1931, les vingt Variations sur un thème de Corelli de Sergueï Rachmaninoff (en fait, la Folia) commencent sagement à énoncer le thème avec le calme seyant. La main gauche bariole et rythme de quelques contretemps savoureux la première variation. La deuxième rebondit, tonique, l’interprète choisissant un ton quasi uni, contrairement aux indications de la partition, sans doute pour privilégier l’énergie qui irrigue le mouvement sur une sensibilité susceptible de la désamorcer. La troisième variation, plus dissonante, se présente comme un menuet claudiquant aux pulsions jazzy. La quatrième se repait de fioritures et d’appogiatures, jouées sur des registres variés. Allegro, la cinquième variation se risque aux changements de mesure et aux accents. La sixième la prolonge, façon un-deux-trois-soleil, id est avec surgissements et arrêts brusques.
Doubles croches et flot vivace pour la septième variation contrastent avec l’Adagio « misterioso » de la huitième aux rythmes et sonorités sciemment frottés aux épices jazz. La neuvième est, curieusement, plus mystérieuse avec ses guirlandes d’arpèges brillamment imparfaits. À cette retenue s’oppose l’Allegro scherzando de la dixième variation, avec

  • notes répétées,
  • promptes descentes chromatiques et
  • défis que se lancent réciproquement les deux mains lors de la course-lutte finale.

L’Allegro vivace de la onzième variation continue d’éloigner le strict thème de la Folia au point que l’on peut – mirage amusant – entendre en sous-texte le premier motif du Molto Allegro de la Quarantième symphonie de Mozart (en l’espèce sib – la – la, sib – la -la) ! La même fougue semble embraser la douzième variation, avec ses accords à contretemps, mais le compositeur surprend et suspend régulièrement la cavalcade jusqu’au point d’orgue provisoirement final. La treizième variation cahote sur un rythme de 9/8 agrémenté çà et là d’une mesure à 6/8.  À cette occasion, Anna Petrova fait preuve d’un mélange parfait

  • de fermeté et de légèreté,
  • de percussivité et de rebond,
  • de rectitude et d’une souplesse éclairant le propos par-delà le brio.

Vient le temps de l’intermezzo « a tempo rubato », que la pianiste met finement en scène en laissant un long silence le précéder. La méditation sait alors mêler

  • dilatation d’un tempo plus aérien que métronomique,
  • accents puissants et
  • virtuosité digitale nimbée par la pédale de sustain sans, pour autant, sombrer dans le gloubiboulga.

Pour la quatorzième variation, la modulation fait passer de ré mineur à Ré bémol, dans une sorte de réexposition-traduction-majoration du thème liminaire. La quinzième variation prolonge cette mutation en conservant le tempo (Andante) mais en changeant le rythme (toujours à trois temps, le 9/8 associé au 6/8 remplaçant le 3/4). Anna Petrova rend  avec douceur ce balancement doux aux harmonies particulièrement séduisantes.
Une respiration plus tard, on change de salle et d’ambiance : nous voici de retour en ré mineur et à quatre temps avec un Allegro vivace. Surprise garantie, ménagée par le contraste entre des petits doigts qui courent vite et la puissance d’accords impressionnants. Légèrement moins prompte quoique enchaînée, la dix-septième variation fonctionne en manière de duo entre une main droite au thème quasi chromatique et une main gauche alternant accords bondissants et petits arpèges électrisants. Une coda généralisant cette alternance ouvre la voie à la dix-huitième variation, en 9/8, notée Allegro con brio. L’interprète en rend les saccades sans perdre de vue l’évocation harmonique de la Folia. Elle réussit à offrir et la secousse qui séduit, et la bulle pétillante qui émoustille. La dix-neuvième variation accélère le mouvement et creuse tant le chromatisme que l’ivresse des modulations éphémères.
La vingtième s’emballe encore plus, entre

  • unissons saisissants,
  • rythmes pointés ébouriffants,
  • réflexes prodigieux pour aller chercher les aigus et
  • désir de nuancer dès que l’occasion s’en présente – le spectre entre mezzo forte et fortissimo est large, mélomanes et bons pianistes le savent !

La coda finale est notée Andante. Elle est essentiellement constituée d’un duo méditatif. L’écriture est paradoxale : mesurée et chaotique, avec

  • des tensions entre 4/4 à droite et 12/8 à gauche,
  • l’insertion des minimesures que Sergueï Rachmaninoff apprécie (ailleurs, il associe volontiers le 6/8 au milieu du 9/8 ; ici, il glisse un mesure à 2/4 au milieu du 4/4), et
  • un art vertigineux pour aspirer la mélodie dans une harmonisation qui, in fine, ne régurgite de la Folia que quelques bribes et un accord de ré mineur délicieusement trrrrrès long.

Partition passionnante, bien au-delà de l’exercice virtuose de genre, et interprétation à la hauteur : de quoi maintenir la curiosité pour la grande sonate de Sergueï Prokofiev et le petit bis de Pancho Vladigerov qui nous guettent au coin du disque rond…

 

À suivre !