Andrea Griminelli, « Nessun Dorma. The Opera I love » (Decca Italy)
Dédié notamment à Sting et à Andrea Bocelli, ce disque produit et inventé par le flûtiste Andrea Griminelli fera grincer les grincheux et ronchonchonner les grognons, c’est dire s’il a d’emblée notre sympathie. Il est porté par la conviction que la flûte est l’instrument le plus proche de la voix humaine (même si l’on ne sache pas que le « Vol du bourdon » ou la « Méditation » de Thaïs, par exemple, soit confié à la voix), et se contente de cette assertion pour aligner des tubes de l’opéra grand public des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Que les guindés de la partition et les prout-prout chevronnés passent donc leur chemin avant de faire un infarctus – ce serait fort imprudent, en ces temps de Covid ; et que les autres zozos, encore ignorants de ce disque, n’hésitent point à se faire plaisir : ici, c’est de partage de jubilation qu’il s’agit. Les fiers diktats musicologiques, qui ont parfois leur vertu, repasseront, ce qui a aussi sa vertu, vertuchou !
Le « Largo al factotum » du Barbiere di Siviglia ouvre le bal. Certes, Figaro, sous forme de flûte, paraît chanter trop en avant par rapport à l’orchestre, quelque attentive aux synchronisations nécessaires que soit la phalange – l’affaire ne s’arrangera pas par la suite, problème de mix et de mastering, peut-être. Pour autant, Andrea Griminelli ne se gêne point quand il s’agit de varier astucieusement les formes d’attaque et les timbres. Si la transposition instrumentale supprime la jubilation du rap rossinien, le plaisir du tube n’en souffre guère.
« Mon cœur s’ouvre à ta voix » extrait de Samson et Dalila, fait chanter ladite Dalila en espérant que son choupinet réponde à sa tendresse et verse en elle l’ivresse. Le flûtiste sert ainsi la mezzo – voix dont son instrument est censé être le plus proche, selon le livret. En dépit de réponses du cor anglais quasi inaudibles (comme la seconde flûte sur la piste 6) et du choix curieux de laisser la partie finale de Samson au même instrument qui joue Dalila, le vibrato expressif du musicien est accompagné avec le sérieux requis par l’Orchestre symphonique tchèque dirigé par Marcello Rota. En guise de premier instrumental, voici la « Méditation » de Thaïs-la-courtisane qui finira par se convertir et, inversement, pousser Athanaël, son convertisseur, au défrocage. On apprécie les effets de nuance qui diaprent ce golden hit dans les ondulations d’une flûte allant chercher dans ses fragilités cachées la source de sa dernière note.
Dans « Addio del passato », extrait de La Traviata, on est là encore brusqué par le mixage de mauvaise qualité (à moins que ce ne soit notre propre système d’écoute qui soit en cause), laissant même supputer que le flûtiste a enregistré sur une bande-son, ce qui semble improbable. Reste l’effet, sûr, de ring a bell chez tous ceux qui ont un jour ouï quelque peu de tubes opératique… Enchaîné, « Madamina il catalogo è questo », extrait de Don Giovanni, liste les conquêtes de don Juan, rappelées par son Leporello le laquais. Les ritendi bien menés rendent avec appétit le meilleur du catalogue.
Retour à Rossini avec « Una voce poco fa », éloge de Lindor et dialogue entre la « vipera » qui sait qu’elle ne devrait pas céder et la nénette qui devrait se soumettre. Andrea Griminelli y développe la sensibilité nécessaire (5’06) pour donner force à cette instrumentalisation d’un air tellement incarnable. La Wally d’Alfredo Catalani prend le pouvoir avec le tube « Ebben? Ne andrò lontana », où la flûte promet de s’en aller loin, à travers la neige blanche où l’espoir est regret. L’orchestre y fait son poignant petit effet. Giacomo Puccini est convoqué pour « Donna non vidi mai » où Des Grieux, via le flûtiste, doit dire à Manon Lescaut qu’il la kiffe grave. Le vibrato du soliste dit assez, peut-être trop, l’émotion que chacun doit ressentir à l’écoute de cette version. Changement d’ambiance avec « Der Hölle Rache », mégatube de la Flûte enchantée, chante la vengeance d’une mère. Du coup, la flûte a plus de mal avec cette fureur dont elle n’est point coutumière. La violence se pare d’une vêture mignonne et plaisante, donc pas forcément dans le mood attendu.
Choc et émotion plus vingtiémistes ou quasi avec les trois tubes de Giacomo Puccini. « O mio babbino caro », extrait de la comédie Gianni Schicchi, est l’ode d’une amoureuse à son chéri via son papounet. Après le dzing vivant du violon à 0’09, on entre dans le tube avec des points d’orgue sciemment exubérants quoique peut-être exagérés en l’absence de voix et de tension dramatique. « Che gelida manina », premier extrait de La Bohème, narre la pire drague du poète Rodolfo – mais pas la moins efficace. Curieusement, malgré son souci de précision dans les appogiatures, la flûte n’est peut-être pas la meilleure interprète de cette pulsion de love que l’on ait ouïe. On termine la trilogie avec « Mi chiamano Mimì », où Lucia rêve du parfum d’une fleur tout en importunant, la coquine, son Rodolfo de voisin. Là encore, les séquences de notes répétées ne sont peut-être pas les passages les plus sémillants pour l’interprète mais, cette fois, la flûte-Lucia n’a pas l’outrecuidance de répondre à la place de son partenaire Rodolfo quand elle lui demande si elle le comprend. C’est plus cohérent, et tout aussi bien troussé.
« Ombra mai fu », extrait de Serse, est l’éloge de l’ombre d’une plante. En dépit du clavecin, l’orchestre n’est certes pas très idiomatique – difficile, en deux jours d’enregistrement, de passer d’un son puccinien à une rhétorique haendelienne ! N’empêche, le tube fait son effet, avec de bons sons filés et une belle communauté de dynamique entre le soliste et l’orchestre qui le double. S’ensuit le second instrumental (même si, spécifieraient les ultraconnaisseurs, dans Le Conte du tsar Saltan, le cygne chante durant une partie de l’interlude). « Le vol du bourdon » voit la flûte voler la minute quinze de gloire du violon. Avec ses accents, ses roulements et sa technique, bien soutenus par un orchestre aux petits soins, Andrea Griminelli fête avec gourmandise la transformation réussie du cygne en bourdon.
« Pourquoi me réveiller ? », extrait de Werther, remplace audacieusement Jonas Kaufmann par la flûte. Ce reproche du troisième acte au souffle du printemps perd évidemment en émotivité ce qu’il gagne en ductilité. « Lascia ch’io pianga », extrait de Rinaldo, narre l’envie de pleurer pour revendiquer ses libertés, quand l’actualité montre que la peur des bombes peuvent susciter des financements municipaux autrement plus costauds que la chougne. Sur un orchestre toujours curieux pour du Haendel mais fonctionnel, le soliste pose sa plainte, doublée par les violons, sans excès de pathos.
« Nessun dorma » [Que personne ne dorme], extrait de Turandot, qui donne son titre au disque, remplace Calaf, qui promet sa victoire, par la flûte, puis le chœur par… un chœur. Soyons honnête, c’est le passage grotesque du disque : cette intervention minime d’un ensemble choral, dont la nécessité et la pertinence nous échappent, contrevient à l’idée de la transposition instrumentale de la voix. Quelque bienveillance que l’on éprouve pour ce projet sympathique, la faute de goût ici assumée ne nous paraît pas la plus défendable.
Le duo des fleurs, extrait de Lakmé, commence curieusement sur la réponse de Mallika à Lakmé, en gommant la phrase de l’héroïne qui motive ladite réponse. Option d’autant plus étrange qu’Andrea Griminelli récupère le rôle de Lakmé lorsque le duo commence, Cristian Lombardi devenant Mallika. Le tout n’est pas moins exécuté avec une liberté et une sobriété bienvenues. Autre tube de Sabine Devieilhe, « Ruhe Sanft », presque au début de l’acte premier de Zaide (opéra incomplet de Mozart, comme chacun sait), conclut le disque en invitant les doux rêves à bercer une tendre vie afin qu’elle « repose doucement »… même si c’est quand même une histoire de musulmans qui haïssent les chrétiens, leur eussent-ils sauvé la vie, ce qui n’est pas très sport. L’orchestre et le soliste savent toujours aussi bien se calquer l’un sur l’autre et proposer une réinterprétation onirique d’un semi-tube du répertoire.
Tout cela est sérieusement fait et constitue un disque conseillé à ceux qui aiment les morceaux connus mais aussi à ceux qui fréquentent l’opéra sans sacraliser leur kif. Le plaisir de reconnaître des tubes et d’en comprendre les non-dits aidera les mélomanes à surpasser leurs structurels snobismes frileux. Bref, The Opera I Love est une pierre étonnante jetée à la fois dans le jardin de ceux qui ne jurent que par les versions originales et dans le jardin de ceux qui détestent plus que tout les cross-over clinquants. Dans ce projet, entre original et remix, il y a un côté tellement « j’en ai rien à fiche des guindés, je fais ce qui me pousse » que la vraie critique, comme la critique vraie, pourrait être : « On s’éclate grave en l’écoutant ! » Mais, voilà, une fois dit ça, malgré des moyens limités, on fait semblant de réfléchir… et ça donne ce que vous venez de lire.