Alice Ferrière chante Schumann et Brahms, Hôtel Bedford, 19 avril 2023
C’est un rendez-vous intime sinon confidentiel – ou l’inverse, allez savoir. Après une campagne de crowdfunding satisfaisante, la mezzo-sorpano Alice Ferrière a pu enregistrer Clara, notre étoile, un disque abrité chez Cascavelle. Y sont gravés 25 lieder piochés chez Mme et M. Schumann ainsi que chez M. Brahms, leur ami – détails ici. Pour l’entourer, Nicolas Royez au piano et Pierre-Henri Xuereb à l’alto sont de retour au salon Villa-Lobos de l’hôtel Bedford (Paris 8) pour les 15 lieder choisis à l’occasion de la parution de la galette bleue.
En dépit de la chaleur de la pièce, Alice Ferrière se réjouit en préambule de chanter dans ce salon où elle a tourné le teaser de l’album. Toutefois, la nostalgie a ici moins de place que la conviction musicologique : « La musique que vous allez écouter est une musique née dans les salons, une musique où l’âme chante, pleure et vit, explique-t-elle, une musique qui raconte une histoire de l’intime qui pourrait être celle de chacun de nous. » Une histoire qui est aussi celle de Clara Schumann, bien que seuls trois lieder de la dame soient au programme ; mais comment exécuter l’opus 25 de Robert Schumann sans penser à la dame pour qui brûlait Robert ? et comment entendre Brahms sans se souvenir des compliments dont il badigeonnait la femme de son ami ? et comment, sans Clara, entendre les mots des poètes qui papillonnaient (plus ou moins) autour de Robert Clara, et dont les textes, sans décrire ce qu’ils constataient, pouvaient vibrer au même amour passionné que celui de Robert ? Point, donc de propos platement féministe nécessitant une explicitation, mais bien un désir d’hommage large par la musique – un désir dont la typographie niaiseuse du titre du disque ne rend malheureusement pas compte.
Une heure de lieder dans le salon Villa-Lobos, c’est un défi. Soit, le salon a eu une solide programmation classique par le passé (le site Internet de l’hôtel semble indiquer que le projet est abandonné), et l’insonorisation semble remarquable alors que la rue, certes peu fréquentée, est toute proche. N’en demeure pas moins l’acoustique désespérément plate de cette salle de conférences, que la moquette au sol n’arrange évidemment pas. Comme pour se donner une plus grande marge de manœuvre sonore, le quart de queue est grand ouvert, ce qui est plutôt rare pour ce répertoire, et Nicolas Royez n’hésite pas à le faire ronfler en ouverture de « Widmung », le lied par lequel commençait le bouquet de mariage offert par Robert à Clara, et dont le texte, signé Friedrich Rückert, taxe l’être aimé autant d’âme et de cœur que de souffrance et de tombe. Faut s’y faire, en territoire romantique, Thanatos pimpe Eros, et Eros dramatise Thanatos.
D’emblée, on sent l’émotion de la cantatrice à la manière dont elle se mélange le pupitre et les propos, et c’est plutôt sympa, dans ce monde où les artistes sont censés être des bêtes techniques froides et insensibles aux vibrations de l’instant. L’absence d’éclairage spécifique la mettant en valeur et plongeant le public dans l’obscurité, si elle renforce le côté inhabituel du dispositif, ne doit pas faciliter la tenue de la concentration. Pour autant, Alice Ferrière déploie des aigus généreux dès ses premières envolées, tentant de concentrer des graves moins adaptés à la spécificité de la salle. Son émotion, elle en nourrit son expression amoureuse (« Die Lotosblume » qui, selon Heinrich Heine, vibre et tremble « vor Liebe und Liebesweh »). Face aux voyelles que les circonstances happent parfois, l’interprète valorise le contour des mots grâce aux consonnes et à la maîtrise du souffle (« Dein Angesicht », où la mort a dévoré la vie dans le visage aimé).
Les trois lieder suivants égrènent l’opus 13 de Clara Schumann. « Ich stand in dunken Traümen » répond à « Dein Angesicht » puisque, cette fois, la mort de l’aimée est actée, mais le visage chéri reprend vie (chic) le temps d’un rêve sombre seulement (snif). De son solo liminaire à son solo final, Nicolas Royez y démontre sa capacité à accompagner
- les silences,
- les notes,
- les intentions et
- les respirations de sa partenaire
tout en veillant à l’équilibre sonore – lequel n’est pas forcément effacement. En effet, dans le dialogue entre voix et piano, il y a aussi la place pour
- la friction,
- la stimulation mutuelle,
- l’émulation… et
- les nuances dont Alice Ferrière galbe « Sie Lebten sich beide ».
Un non-germanophone serait incapable de percevoir la noirceur lumineuse qui se trame dans ce lied : acte I, deux gens sont choucrave love l’un de l’autre ; acte II, ils n’osent pas se l’avouer ; acte III, ils meurent, end of the story. L’efficacité de l’écriture de Clara Schumann s’épanouit dans « Liebeszauber » où Emanuel Geibel raconte la découverte du vrai chant de l’amour ouï jadis auprès d’un inévitable rossignol ; c’était si beau que, « depuis cette heure, ce que je chante n’en est qu’un piètre écho ». La voix du rossignol Ferrière lance la fête, et les deux complices se gobergent d’une partition riche :
- aigus bien portés,
- dynamisme du piano joliment maîtrisé,
- belle caractérisation des différentes atmosphères.
À force de glorifier l’amour, les poètes et leurs metteurs en musique l’ont dramatisé. Ne jamais kiffer le moment est l’essence même du romantisme. Ce mouvement n’est surtout pas celui de l’amour douillet. L’idéalisation du sentiment qui le caractérise pousse à éprouver
- notre indignité devant cette pureté éternelle et
- la fragilité du bonheur amoureux parce qu’être heureux, c’est
- craindre de ne plus l’être et
- savoir que ça ne va pas durer puisque, de toute façon, tôt ou tard donc plus vraisemblablement tôt, on va mourir.
Bilan :
- quand on est en amour, on a peur que l’autre vous rejette donc vous tue ;
- quand l’être aimé vous aime, on a peur qu’il ne vous aime plus, à cause de vous ou d’un autre ;
- quand il vous aime quand même, c’est super mais la mort va arrêter ça sans tarder.
Or, Johannes Brahms, dont neuf lieder sont proposés en seconde partie du programme, n’est pas spécialement passé à la postérité pour sa musique de joyeux drille, de fieffé luron et de gai chenapan. Alice Ferrière ne fait rien pour contredire cette évidence en choisissant d’ouvrir ce bal triste avec « Der Tod, das ist die kühle Nacht », qui raconte que la mort, c’est comme la nuit froide, on n’y entend chanter l’amour que dans ses rêves de rossignol. Sans doute pour ne pas rajouter des effets, la mezzo effleure les graves de la voix sans les esthétiser ; et la sobriété de l’accompagnement habille le désir d’expressivité qui ne quitte pas la chanteuse.
Le rossignol est de retour dans « An die Nachtigall » où Ludwig Hölty engage un intéressant débat ornithologique d’importance pour savoir si les rossignols peuvent chanter ailleurs que dans les noisetiers – donc, métaphoriquement, comment reconnaître le vrai coup de foudre et son ersatz. La tessiture plutôt élevée choisie par Brahms pour évoquer ce dialogue entre êtres qui s’aiment autour d’un oiseau convient à la chanteuse qui n’a certes pas épuisé son content de nuances, et l’on s’en réjouit. Couleurs changeantes et accompagnement varié caractérisent « O wüsst ich doch den Weg zurück », sur un texte de Klaus Groth qui aimerait retrouver le chemin du pays de son enfance – le pays où l’on a vécu enfant, la plupart du temps, c’est facile de le retrouver, mais celui de l’enfance, c’est fini car, on le sait, tempus fugit. Clairement, le romantisme est un bon stimulant pour se jeter par la fenêtre ; hélas, le salon où se déroule le récital est situé au rez-de-chaussée.
Après, on se perd dans le programme (on s’est peut-être déjà perdu avant) qui ne correspond pas à celui proposé. Les titres et le contenu des lieder n’étant en général pas explicités, nous nous contentons de la musique, c’est pas si pire, mais aussi de la volonté de théâtralisation surgissant çà pour un dialogue enflammé sur des paroles d’August Heinrich Hoffmann von Fallersleben où deux jolis cœurs se demandent si leur amour durera toujours (le mec pense que non, naturellement ; la nana dit que si parce qu’il le faut), là pour dialoguer avec l’alto chaleureux de Pierre-Henri Xuereb dans « Gestilte Sehnsucht (« Désir apaisé ») en dépliant un vaste éventail d’intentions, comme pour saisir les tourments d’une âme que seule la mort peut calmer. L’affaire se conclut en bis par le « Wiegenlied », cette berceuse où Georg Scherer nous promet de voir en rêve « dir Christkindleins Baum ». La mezzo invite l’assistance à la fredonner avec elle ; l’enfant du pianiste se précipite aux saluts avec son doudou dans les bras du papa ; bref, tout se termine pour le mieux dans un lancement malin.
Certes,
- l’acoustique a paru desservir le registre grave de la mezzo,
- le manque d’information sur les textes chantés limitait l’intelligence de la musique chez les non-experts, et
- le prétexte Clara ne résiste guère à la réalité du programme (le lien avec l’ensemble des lieder de Brahms est un chouïa plaqué).
Reste la patente envie de partager une grande musique enclose dans des miniatures, portée
- par une volonté indépendante qu’il faut saluer,
- une voix qui ne renâcle jamais devant l’expressivité et
- des accompagnateurs d’excellente tenue.
Dans un microcosme musical parfois assommé par l’habitude et le confort du conformisme, c’est heureux.
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