Ali Hirèche joue les 24 études de Frédéric Chopin, Bion Musique
En contrepoint du programme original d’Olga Reiser, revoici un débat cher aux mélomanes : écouter les 24 études de Frédéric Chopin, op. 10 et op. 25 (fors, donc, les trois supplémentaires), a-t-il le moindre sens tant il semble que ces pièces ne soient pas conçues pour donner lieu à une exécution continue ? D’emblée, posons qu’il y a, dans ce choix d’exhaustivité, deux éléments qui coexistent :
- d’une part, un goût pour le défi technique, tant ces études ressortissent de virtuosités multiples qu’il faut tour à tour maîtriser ;
- d’autre part, un goût pour le défi artistique, puisque jouer les deux cahiers de bout en bout participe d’une reconnaissance
- et de la minéralité de l’exercice d’écriture (au sens : c’est un bloc qui fait sens en tant que tel),
- et de la diversité de l’art du compositeur qui, par-delà la crainte d’uniformité marmoréenne, rend – un peu, soyons honnête – justice de l’inventivité de Chopin.
C’est bien dans cette perspective que nous abordons l’ascension des vingt-quatre études, après avoir abandonné en cours de route, avouons-le, la lecture d’un livret verbeux auquel nous n’avons compris goutte. Oh, en général, les notules de ce site visent plutôt à applaudir qu’à débiner. Ce nonobstant, des phrases comme
le compositeur tire du néant pour s’accomplir dans la rencontre réussie entre son intériorité et ce qui, de l’extérieur, le meut – si l’on incline à la sensibilité platonicienne (sic), nous dirons plutôt qu’il tire d’un champ préfigurant les potentialités d’un chaos
, de quoi ça s’agit… et en quoi cela éclaire-t-il l’œuvre ou l’enregistrement ?
Baste, restons-en à la musique propulsée par Ali Hirèche, l’un des plus Italiens des pianistes français comme Vittorio Forte est l’un des plus Français des pianistes italiens. Dans l’opus 10, la première étude, en Do, est une galopade d’arpèges brisés, posés sur des basses puissantes en valeurs longues. Le pianiste la fait respirer par le truchement
- de nuances subito,
- de légers élargissements lors des fins de cycle et
- d’accents subtilement irréguliers pour donner du groove par-delà l’effet waouh produit par les petits doigts qui parcourent tout le clavier.
La deuxième étude, en la, pousse derechef la main droite dans une course chromatique que boostent les réflexes de la main gauche jusqu’à la tierce picarde conclusive. On y apprécie
- une régularité roborative,
- la légèreté de l’accompagnement et
- la sobriété de l’interprétation – ceci est vraiment une étude, inutile de chercher à la faire passer pour une pièce bouleversante d’émotivité à fleur de peau.
Le tube désormais gainsbourien qu’est la troisième étude, en Mi, ose le Lento (« Ma non troppo ») sur trois voix liminaires :
- thème et
- bariolage à la main droite,
- contretemps à la main gauche.
C’est la plus longue étude du recueil, d’une durée équivalente à l’op. 24 n°11. Le musicien y ose
- la délicatesse (écoutez la façon de poser le Bm/E à 0’57 !),
- la retenue qui n’est pas mièvrerie et
- une palette de nuances piano convaincantes.
La maîtrise de la pédale de sustain et le sens de l’accentuation antipachydermique achèvent de convaincre – rançon de l’attention ainsi suscitée, on entend encore plus fort les bruits parasites souvent inhérents à la vie d’une captation (1’18… comme à 0’58 dans la sixième piste, par ex.). La partie plus animée sait ne pas s’emballer de façon grandiloquente sans pour autant annihiler les jeux chromatiques. Le retour au calme pour le dernier volet de l’ABA poursuit ce choix d’une ductilité délicatement ourlée (héhé ! sur le moment, je croyais que ça voulait dire quelque chose mais je n’en suis plus si sûr), jusque dans la tenue conclusive. La quatrième étude, en do dièse mineur, s’enivre de son presto spectaculaire, auquel Ali Hirèche parvient à lâcher la bride sans pour autant laisser la bête s’emballer au point d’oublier la musique derrière les notes. Cela permet de faire beaucoup d’effet sans rester dans la froide démonstration circassienne, et cela mérite donc un coup d’chapeau. Donc, hop, coup d’chapeau.
La cinquième étude, en Sol bémol, est, elle aussi, vivace. Son moteur ? Une main droite en 12/8 et une main gauche en 2/4. Le clapotis virtuose est savamment rythmé par une main gauche assurée et nettement dessinée. Voilà l’occasion de saluer le Steinway D réglé avec finesse par Gérard Gauvin et capté par Julie Grisel et Alice Nogar. En choisissant un piano à la personnalité discrète, l’artiste évite d’abriter l’œuvre, très technique, derrière une sonorité qui pourrait lui donner plus de cachet, certes, mais feindrait de perdre de vue l’aspect autant fonctionnel que musical de ces miniatures. La sixième étude, en mi bémol mineur, est un Andante ternaire en 6/8, dont Ali Hirèche rend avec délectation la dimension méditative battue par le ronronnement des inquiétantes doubles croches. Le regain d’énergie offert par la partie centrale est restitué avec plus de tension que de décibels, et la tierce picarde est posée avec le petit retard qui va bien – belle ouvrage !
Après cette pause utile pour qui se lance dans une écoute continue, retour à la vivacité avec la septième étude, en Do, dont le défi consiste à jouer des séries d’intervalles à la main droite, nécessitant des rebonds, tout en donnant l’impression qu’une mélodie continue se déroule dans nos esgourdes, derrière cette manière de bariolage. Ali Hirèche ne fait qu’une bouchée de cette difficulté et en profite pour faire assaut de musicalité
- (nuances,
- dynamique de la main gauche,
- contraction et dilatation sporadique du tempo).
La huitième étude, en Fa, est un Allegro qui sollicite à nouveau la main droite en doubles croches sur tout le clavier. Au cœur de cette esquisse, la main gauche répond aux provocations de sa consœur par mouvements opposés avant le retour au thème liminaire, direction la coda. En parvenant à donner une personnalité multiple à la main gauche
- (simple contrebasse filant des sons,
- alliée percussive,
- partenaire de cavalcade),
l’interprète déjoue le risque d’un exercice de virtuosité qui consisterait à regarder la main droite lâcher ses traits de fofolle. Ici, force reste à la musique, n’en déplaise à l’exigence virtuose.
La neuvième étude, en fa mineur, réveille la main gauche pour un Allegro molto agitato. C’est elle qui assure le balancement grâce à de grands écarts animant ces mesures à 6/8. La main droite énonce la mélodie avant de s’emballer autour de notes répétées. Le pianiste restitue avec tact
- les effets d’écho,
- les changements d’atmosphère et
- les crescendi–decrescendi qui donnent vie à cet exercice.
La dixième étude, en La bémol, poursuit l’exercice en 12/8, cette fois, et « assai vivace », s’il vous plaît, avec une main droite volubile en sus.
- Changements d’articulation,
- brèves modulations en Mi,
- contretemps obsédants,
- explosion au mitan et
- retour au calme
font d’autant mieux scintiller cette étude que les doigts d’Ali Hirèche ne déméritent jamais.
La onzième étude, en Mi bémol, est constituée d’un Allegretto en 3/4 accumulant d’impressionnants arpèges répétés que l’interprète dispose ainsi qu’un rameur fendrait l’eau d’un lac en veillant à provoquer le moins de remous possibles. En faisant joliment ressortir la note la plus haute, le musicien esquisse une mélodie battant au gré des harmonies qui ruissellent autour d’elle. La douzième étude, en do mineur, est surnommée la Révolutionnaire. Autre tube du recueil, cet Allegro con fuoco décide de réveiller la main gauche et de la mettre à rude épreuve « legatissimo ». Sur son grondement, des accords toniques de la main droite dessinent un cap dont Ali Hirèche flatte les contours en les laissant tantôt à nu, dans la violence des forte, tantôt dans les brumes des nuances plus retenues. À ce grand jeu
- du vrombissement,
- du contraste d’atmosphères, et
- du dialogue entre fureur et certitude (dont témoigne la tierce picarde),
l’exécutant parvient à tirer son épingle, honnêtement pyrotechnique et décidément musicale.
Second cahier, l’opus 25 s’ouvre sur une première étude en La bémol. Ça va tricoter des chipolatas, puisque les deux mains présentent des arpèges plus ou moins brisés, souvent en sextolets contraires. Les premières doubles sur chaque temps de la main droite forment la mélodie, à laquelle répondent parfois les premiers temps de la main gauche. On apprécie
- le sens de la fluidité (même quand les sextolets dialoguent avec quatre ou cinq collègues à la basse),
- l’art de fomenter un forte pertinent,
- la science
- des articulations,
- de la respiration et
- de la retenue nécessaire.
La deuxième étude, en fa mineur, se joue Presto avec deux rythmes ternaires se frottant l’un à l’autre : la main droite joue quatre triolets de croches tandis que la gauche s’en farcit deux de noires. En gros, ça balance pas mal, quel pari ! À cela, l’interprète ajoute des vagues de nuances excellemment senties. C’est techniquement irréprochable et musicalement réussi, jusque dans le ralenti final. La troisième étude, en Fa, bondit en tout sens, ajoutant des grupetti de triples aux difficultés liminaires. Ali Hirèche excelle à provoquer çà un ritenuto qui éclaire la dynamique, là une brusque atténuation sonore qui fait respirer la musique. Sans pouvoir tout à fait éteindre la fonctionnalité d’« étude » de la pièce (du reste, ce serait trahir son essence), le pianiste en tire un suc savoureux. La quatrième étude, en la mineur, se joue « agitato ». Voici venue l’heure des réflexes sautillants de la main gauche. La main droite propose de travailler en prime les contretemps. L’interprète nous offre des petites attentions (léger retard délicieux à 0’54) qui témoignent de sa foi, seule susceptible de transformer ce credo virtuose en musique transcendante – et il n’est presque pas loin de nous convertir, le bougre !
La cinquième étude en mi mineur, vivace, leggiero et scherzando, esquisse en trois temps un concours de contretemps et d’appogiatures. On goûte les dissonances ainsi permises et dont le musicien donne à sentir le juste acidulé, auquel répond le sucré du trio en majeur, où le thème au ténor est encadré par des tourbillons de triolet puis de doubles croches à droite, une basse sûre répondant présente au fond du clavier. Malgré sa forme bien connue en ABA, c’est sans doute la plus intéressante des études de l’opus so far. L’interprétation pénétrée d’Ali Hirèche, jusqu’à la curieuse coda, participe de cette prééminence supposée.
La sixième étude, en sol dièse mineur, offre le lead à la main gauche sur un impressionnant accompagnement en tierces que le passage en Do ne simplifie pas. L’engagement de l’interprète dans
- sa précision,
- ses attaques et
- ses nuances,
fait écho au potentiel artistique de ce brillant exercice pour virtuose. Lento, la septième étude, en do dièse mineur, laisse derechef le lead à la main gauche, en dialogue avec la main droite qui lui fait écho tout en l’accompagnant.
- La différenciation des plans sonores,
- la dextérité tranquille et
- le désir d’interpréter pleinement
contribuent à l’intérêt de l’écoute de cette étude peut-être plus complexe que compliquée et, surtout, plus riche qu’elle n’y paraît – non, pas seulement parce qu’elle est la plus longue des vingt-quatre. Tout cela est interprété sans aucune affèterie, alléluia, mais avec autant de soin que de minutie. La huitième étude, en Ré bémol, s’annonce Vivace. Elle permet à l’interprète de travailler ses sixtes, à gauche comme à droite. Là encore, d’un exercice de doigts, brillamment exécuté, Ali Hirèche tâche de faire un prétexte à musique, et il faut reconnaître qu’il y parvient en associant
- virtuosité,
- souci du rendu
- (nuance,
- phrasé,
- break,
- choix des attaques…) et
- volonté d’insuffler une émotion derrière la technique.
La neuvième étude, dite « Papillon », en Sol bémol – quelle idée, cette tonalité, franchement ! était-elle vraiment nécessaire au bonheur du mélomane et à la torture du musicien moyen ? – exige de travailler les réflexes à la main gauche et, à la main droite, les octaves et les différentes formes d’attaque (notamment la complémentarité entre legato et détaché). Le pianiste, coutumier du fait, se paye le luxe d’y ajouter des respirations brillantes (0’16) et un toucher qui fait voleter les marteaux. Travail sur les octaves à l’unisson, la dixième étude s’affiche Allegro con fuoco. Ali Hirèche la fait gronder ainsi qu’il sied jusqu’au Lento à trois temps, où les accords de la main droite tâchent d’être plus poétiques et moins ronchonchonneurs. On mentirait en disant que cette étude de forme – tiens donc – ABA nous éblouit par son inventivité. En revanche,
- le contraste entre ses deux parties,
- l’énergie déployée brillamment par l’interprète et
- la singularité de l’usage des octaves à l’unisson
peuvent décemment tendre l’oreille du curieux.
La onzième étude, la troisième en la mineur, s’annonce Lento. Que l’on ne s’y fie pas : c’est juste pour l’intro. Après quoi les habituels 24/16 débaroulent à la main droite tandis que le swing initial persiste à la main gauche, mais version Allegro con brio. Dans une parfaite indépendance des mains, Ali Hirèche semble s’amuser de cet exercice de brio. Par
- ses mutations de couleurs,
- ses variations d’atmosphère,
- ses respirations et
- ses attaques variées,
il fait plus que son possible pour détourner cet exercice de virtuosité en partage musical. C’est valeureux et finement joué, sans pouvoir totalement submerger l’exercice sous la musique – tant mieux : il s’agirait, là encore, d’un fâcheux contresens.
Dite « Océan », la douzième étude, en do mineur, ne déroge pas à la règle des études de virtuosité. Partant, on y va sur les doubles croches, seize par mesure, à chaque main et du début à la fin, au pas de charge appelé ici « Molto allegro con fuoco », traduction française : on s’bouge le popotin, et plus vite que ça. Pas de quoi décontenancer l’interprète qui joue
- des petits silences ajoutés,
- des accents et
- des changements d’intensité autant que
- des saucisses chipolatant le piano.
Le résultat est impressionnant. Bonne nouvelle : c’est le but de la partition.
En conclusion, ce disque, capté en à peine deux jours en avril 2016, nous parle d’un artiste aux moyens remarquables et à la musicalité indéniable. Pour achever de nous éblouir, nous manque le sens que revêt pour lui cet enregistrement. Plutôt que de survoler le babil amphigourique imprimé dans le livret et prudemment non signé, on eût aimé connaître le rapport de l’œuvre à l’artiste et la signification d’un travail aussi monumental dont l’écoute en continu ne paraît pas pleinement adaptée. Caché sous une première de couverture que l’on pourrait décrire simplement en quatre mots, « moche comme tout, hélas » (avec même une faute orthotypo, sinon trois – quand il y a si peu de texte, ça n’est pas sérieux, Sylvia Gérardin !), se déploie une démonstration de force et de finesse : on a connu pire impression en ressortant un disque de son lecteur.
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