Alexandra Didenko chante Moussorgsky et Wagner, Centre Chostakovitch, 27 mai 2019
Ceci n’est pas un récital. Ou alors, juste par la bande. Bien plutôt, ceci est une audition de fin d’année – disons la mise en examen versaillaise d’une artiste ukrainienne désormais sise en France. Ce soir de mai, la miss, transcrite tantôt Oleksandra, tantôt Olexandra, dans la bio d’un programme mal traduit en français, passe son épreuve de fin de master dans les locaux chic de l’Association internationale Dimitri Chostacovitch. Comme il sied, ce qui ne rend pas le geste moins appréciable, les siens ont souscrit à la tradition associant bulles et dernier diplôme – même si, au début de son récital mastoc, accompagné par le pianiste-chef-orchestrateur-compositeur David Jackson, on imagine que la future diva n’avait pas le cœur à la légèreté festoyante.
Le programme s’ouvre sur les « Chants et danses de la mort » composés, sur des poèmes fougueux mais peu poétiques d’Arséni Golénichtev-Koutouzov – comte de son état, ce qui est un argument justifiant la prétention, de poésie mais pas que – par Modeste Moussorgsky, ce qui résonne en ce lieu puisque Dmitri a orchestré le cycle bien avant que l’excellent Kalevi Aho ne s’y re-risque. On regrette la présentation aussi profuse que confuse d’une prof munie d’une liasse de papiers assortis de griffonnages ésotériques, d’un accent exotique et d’un propos souvent verbeux, du genre :
- « Moussorgsky et Wagner sont in-mélangeables, mais ils ont un tronc commun », bon sang, tronc commun, ça passe à la fac, pas quand on ne se peut mêler ;
- « Vous, auditeurs, allez partir où vous n’êtes pas encore jamais allé », c’est mignon mais assez dispensable, etc. (on passe les histoires de numérologie aussi vagues que peu utiles dans ce contexte).
On aurait préféré une présentation plus dense de l’artiste, et plus signifiante des textes qu’elle s’apprête à chanter : comme insupporte cette pédanterie associée à la tentation de jouer les présentateurs médiocres sur l’air du « Qui a déjà entendu du Wagner ? », boudu, t’es dans le sixième arrondissement de Paris, chez des passionnés de Chosta, te prends pas pour Jacques Martin, mârde ! Pis si personne avait dit : « Moi, moi ! », t’aurais fait quoi ? une petite danse de la joie ? une crise de chaudes larmes ?
Quand les artistes sont enfin autorisés à prendre possession de l’espèce d’espace scénique, la difficulté du défi saute aux oreilles. Passer une audition « finale » de chant dans une salle sans résonance, il faut oser. Avec sa coiffure de folle façon Cassandre de Kaamelott!, son maquillage créatif et son costume résolument engagé (même si le projet jacksonnien de black and white, vanté par la prof débordante de paroles, nous échappe à mégadonc), sans un mot, la candidate énonce sa promesse : incarner ce qu’elle exprime vocalement. Dès les premières mesures, animées par un accompagnement sobre, elle marque une appétence pour l’intégrité dans l’excès que l’on tendrait à caractériser comme slave. Pour rendre crédible et vivant son projet, Alexandra Didenko s’appuie sur un grave profond et un aigu qui ne lui pose point souci. Après que la mère a « insufflé le sommeil de la paix » pour accompagner la mort de son enfant, la mort en personne drague une nénette pour qu’elle se suicide.
Malgré un vibrato qui peut sembler parfois un peu présent, l’artiste démontre une aisance certaine et dans les différents registres, et dans les différents « passages » auxquels doit se frotter une mezzo. L’impression d’une certaine authenticité, disons : spontanéité, sourd d’un souci, sans doute, de ne pas esthétiser le médium, par opposition aux extrêmes de la tessiture, pour mieux rendre le dramatisme de la pièce, que valorise le travail de synchronisation avec David Jackson.
Après avoir niqué un bébé et une donzelle, la mort, boulimique, attire à elle un paysan bourré en lui faisant confondre une tempête de neige et des champs de blé où, l’été, dansent les faucilles. Pour éradiquer le risque de monotonie ou de convention, Alexandra Didenko privilégie l’incarnation, quitte à se mettre en risque – ce qui, pour un récital de fin de cycle, est appréciable. On note avec joie la volonté de rendre les différentes atmosphères – de l’air populaire aux moments dramatiques – grâce aussi au soutien d’un pianiste en percussion et impressionnisme (généreuse pédale !), avant que la mort ne s’intéresse aux charniers martiaux avec un projet, que nous traduisons en substance : « La bataille est finie ! Je vous ai tous en mon pouvoir ! » Le pianiste, fortement sollicité, suit la mezzo dans ses désirs de virulence et de contraste qui donnent sens à la narrativité du texte – ce qui, détail qui n’en est pas un oblige, ne nous empêche pas de nous étonner que l’instrumentiste joue l’ensemble de son programme sur des photocopies.
Deuxième gros patouillis au programme, les Wesendonck lieder, autrement dit les mélodies écrites par Richard Wagner l’amoureux à partir des poèmes de celle qu’il rêvait de, soyons poète, faire sienne, madame Mathilde Wesendonck. Le premier épisode, rend hommage à l’ange qui est « descendu vers moi ». Ici, l’on croit deviner une artiste peut-être trop désireuse d’augmenter sa résonance dans la partie nasale du masque, ce qui, par moments, grignote un peu de sa musicalité. Le deuxième épisode demande, en toute modestie, à la « création éternelle » de ne plus bouger afin que l’auteur puisse kiffer la joie de « l’âme qui, toute, se noie dans une autre ». Bref, c’est caliente, donc l’occasion pour David Jackson de secouer ses saucisses. La chanteuse s’échine à rendre les dynamiques qui font vibrer la partition jusqu’à la partie apaisée. À cette occasion, on constate qu’Alexandra Didenko ne craint jamais d’en faire trop, et cela se comprend :
- d’une part, elle parle à l’univers, pas avec Joe le clodo – ça rigole pas, faut s’engager ;
- d’autre part, comment exprimer la passion autrement qu’avec passion ?
Le troisième épisode, tapi « Im Treibhaus » (« Dans la serre »), professe que les « pauvres plantes » qui chougnent sont comme la narratrice : « Nous avons beau vivre dans la lumière et l’éclat, notre foyer n’est pas ici. » Raspingue, Richard réutilise un tube du Ring (il vient d’en finir avec la Walkyrie), tandis que la candidate revendique sans fard son refus d’une performance strictement technique. Connecté avec Tristan und Isolde, le quatrième épisode évoque les « Schmerzen » (« Douleurs »), et ce n’est peut-être pas un hasard si, pour la première fois, la virtuose s’accorde alors un trait d’humanité en se raclant la gorge avant le début de son nouveau lied. En dépit d’un piano peut-être un brin puissant pour la salle, Alexandra Didenko parvient à nouer avec lui de beaux effets de dialogue pour se réjouir que « la douleur seule apporte la joie », ce qui paraît complètement stupide, d’autant que ce n’est pas parce que l’on n’est pas poète que l’on va se priver d’exprimer notre sentiment devant un texte de babache.
Le cinquième épisode mathildien se love dans un climat apaisé. Les « Träume » (« Rêves ») ressortissent derechef d’un projet tristanique, baguenaudant autour d’une âme qui sent captive sans, toutefois, « s’évanouir comme écume marine dans un néant désolé ». L’impétrante y démontre trois qualités complémentaires de son engagement interprétatif fuyant la neutralité comme Patrick Balkany les journalistes :
- maîtrise des tenues donc du souffle ;
- sens du crescendo, et
- technique remarquable du chant piano.
Ajoutons une cinquième qualité : l’art de recevoir les applaudissements, atout non négligeable. Cette qualité trouve à s’exprimer après « Desdemone », la relativement brève mélodie de Dimitri Chostakovitch dont la pontifiante présentatrice nous promet être la première mondiale. Sur une mélodie presque accrocheuse, l’Ukrainienne fait valoir la puissance de son organe, comme si revenir au russe l’aidait à se libérer d’une partie des précautions dont on a cru l’entendre s’encombrer, par modestie, lors des lieder précédents.
En réalité, l’inédit de Chosta introduit une troisième partie de l’examen, centré sur les pièces de bravoure et les grands airs. Lors de son nouvel interlude, la parleuse semble se lasser de son propre verbe, expliquant par exemple que, grâce à ses longues phrases, ses difficultés d’attaque et de prononciation, l’air de Marfa dans La Khovantchina est un « cheval d’arçon » (de bataille ?), typique des héroïnes comme Erfa (mélange de Marfa et d’Erda). En dépit de l’exigence présentée par son nouveau défi, la chanteuse fait apprécier d’autres qualités que sa résistance, illustration d’une technique solidement acquise, telles que :
- la volonté d’entrer de suite dans l’air, sans adaptation, comme si elle était déjà plongée dans l’opéra ;
- l’envie d’exprimer son énergie, quitte à privilégier la virulence sur la tonicité ;
- la préoccupation musicale, qu’illustre un beau travail de synchronisation, forcément réciproque, avec David Jackson.
L’air d’Erda extrait de L’Or du Rhin, annonce l’inéluctabilité, sinon la proximité, du crépuscule des dieux. Comme pour l’illustrer, la voix se prend dans la résonance du piano approfondie par la pédale de sustain. Le pianiste fait de son mieux pour rendre la profondeur de l’orchestre. Aux Erda gravissimes que l’on entend parfois, façon Qiu Lin Zhang, Alexandra Didenko oppose une déesse plus humaine. Sa vision de la maîtresse – enfin, d’une des maîtresses – de Wotan est moins ténébreuse que lyrique. De la sorte, l’artiste semble proférer moins une condamnation que le récit, inéluctable, d’une destruction d’ores et déjà actée, gravant sa personnalité d’interprète au terme d’une set-list où l’ambition le dispute à la gourmandise.
En conclusion, au terme d’un programme impressionnant, exécuté de bout en bout avec foi, exigence et maîtrise, on aurait beau jeu de noter çà plus de volonté que d’assurance, là un bout de rôle qui méritera encore d’être mûri, ou sporadiquement telles caractéristiques qui seront affaire de goût (résonance, intensité perpétuelle, spécificités du vibrato…). L’ensemble n’en témoigne pas moins d’un métier déjà charpenté que, à l’issue du spectacle, ses gentilles attentions à l’égard des spectateurs venus l’applaudir ne démentent pas. Que les hiboux de la bonne fortune continuent donc d’accompagner Alexandra à travers les terres mystérieuses de l’art lyrique !