Alex Lutz, « Sexe, grog et rocking-chair », Cirque d’hiver, 18 avril 2025 – 2/2

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Alex Lutz au Cirque d’hiver (Paris 12), le 18 avril 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

Quand Axel Lutz parvient enfin à entrer sur scène, après les contretemps évoqués dans le premier épisode de ce diptyque, il file directement enterrer son père dans « la maison du Seigneur ». Rien de bien follichon dans cette parodie d’éloge funéraire à la sauce disco, chargée de rendre un saint hommage à l’ex-soixante-huitard devenu « un assureur réputé ». Toutefois, l’on sourit à l’évocation de Jérémie Hendrix et Thierry Chapman, ses musiciens préférés ; et l’on frissonne en entendant le très vilain « Anima Christi » de Marco Frisina, tube des églises catho ayant réussi la performance d’être aussi horripilant et mal écrit (la prosodie ! Seigneur Dieu tout-puissant ! mais c’est grave !) que les scies affligeantes produites à la chaîne par les sectes charismatiques. De la fosse monte alors le bric-à-brac autour duquel tourneront le spectacle et le comédien. Le défi : démêler les fils (haha) du défunt, victime

  • d’une dépression,
  • du syndrome de Diogène,
  • de névrose obsessionnelle compulsive et, ceci entraînant peut-être cela autant qu’y puisant des forces renouvelées,
  • d’alcoolisme.

D’où la question posée par le sketch qui suit : est-il plus dangereux de boire trop d’alcool ou de ne pas consommer assez de fruits et légumes ? Peu à peu, l’intérêt principal du spectacle apparaît être la manière dont Alex Lutz mêle le sujet et la forme du spectacle. Ce n’est évidemment ni un hasard, ni une simple aide rassurante, si le comédien revendique d’avoir disposé sa liste de sketchs au fond d’un carton avec lequel il feint de vouloir ranger le fatras laissé par le mort. La métaphore d’un spectacle se nourrissant des souvenirs laissés par le père claque. Le désir de procéder à un « nettoyage de printemps sous cocaïne », tant par le rangement des affaires que par la construction du show, ne se dissimule pas puisque, si la mort dérange le comédien qui range, elle l’arrange aussi en l’inspirant. Il s’agit de décharger une dernière fois le fusil du chasseur qu’était le papa, quitte à monter, pour l’atteindre, sur « un escargot » au lieu d’un escabeau, lapsus qui en dit long sur la double volonté de s’élever et de prendre son temps.
Après un interlude équestre, Alex Lutz élargit la focale. La mort de son géniteur l’incite à réfléchir sur la mort en général. Il y a urgence car « parfois, on meurt comme ça, pouf, c’est hyper anxiogène ». Regarder en arrière interroge aussi. Ainsi, « dans les années 1950, tout le monde ressemblait à Léon Zitrone et, pourtant, on progresse – alors imaginez au quinzième siècle ! » À l’instar de cette boutade, l’humour ne cherche pas à dissimuler

  • la gravité du sujet,
  • le malaise qu’il suscite et
  • sa part structurelle d’inintelligibilité qui tient dans une phrase de Freud : « Nous nous savons mortels mais nous nous croyons immortels. »

C’est de cette contradiction humaine que parle ici le rire, réaction physique à

  • la tension,
  • l’incompréhension età
  • l’irréductibilité de nos comportements à la rationalité.

D’où des foucades lutziennes pour alléger l’atmosphère, comme lorsque l’amuseur essaye de chanter l’hymne des gens qui « étaient à moitié pieds nus », cette maison bleue immortalisée par Maxime Le Forestier – tentative vaine autour de la quena, résumée dans une punchline que Jérôme Commandeur n’aurait pas reniée :

 

S’il avait mis « Corinne et Stéphane, attendez-moi », c’était plus simple que « Psylvia, attendez-moi ». Enfin, on saura jamais.

 

Ce que l’on sait, en revanche, c’est le temps qui passe – pour en prendre conscience, il suffit de constater que « les enfants d’après-guerre naissaient en noir et blanc ». L’aboutissement du processus n’est autre que la mort, jadis non dissimulée. « Avant, on pouvait profiter d’un cadavre de tante pendant dix jours, rappelle l’humoriste. Mais est-ce que c’est pas plus difficile de vivre quinze jours avec des amis ? » Entre deux interludes guitaristiques signés Vincent Blanchard, Alex Lutz se souvient de la vie de son père, qui « avait été un peu marxiste en jouant de la guitare » avant que les enfants ne marquent « le début des emmerdes ». Divorce en poche, le papa accumule les conquêtes à la typologie variée :

  • la sportive,
  • la nudiste,
  • la rigoriste…

 

Au Cirque d’hiver, le 18 avril 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

La plus marquante de ces compagnes fut Isabelle car « c’était Raiponce avec un chignon mou » dans lequel elle plantait les stylos lui permettant de poursuivre « sa vingt-huitième année de thèse ». Admettons qu’Isabelle fut aussi marquante car, après trois bouteilles de Porto, elle pouvait – performance remarquable – se transformer en croix gammée. Au fil de ses souvenirs et de son florilège diachronique, l’acteur dépeint une époque en évoquant notamment

  • les psy (« nos parents étaient un peu juniors en psychanalyse »),
  • le sida,
  • l’engagement politique (« on allait aux manifs mais on revenait en cours d’éco à 14 h ») et
  • le rapport intergénérationnel (« aujourd’hui, les gosses en veulent à leurs parents les flippés et à leurs grands-parents les nudistes »)

avant de se lancer – chic – dans un sketch où, avec l’excellence d’acteur dont il est coutumier (ne le cachons pas : c’est dans sa performance de comédien, donc dans ses sketchs, qu’Alex Lutz nous envole – en un mot – le plus), il incarne une femme drôle d’être aussi agaçante. Elle

  • découvre que la mort peut frapper à tout moment (« on n’aurait pas dit, et puis paf comme ça »),
  • se demande plus ou moins si toutes les « gouines » ont des mygales sous les bras « parce que c’est la nature »,
  • s’emporte contre #metoo parce que les femmes n’ont pas à se laisser inviter par un producteur pour une lecture de scénario à 1 h 40 à l’Ibis, et
  • s’enflamme contre le wokisme pâtissier de son invitée :

 

J’ai pris des têtes de nègre, je peux pas les appeler des boules coco, vu qu’ça n’a rien à voir, ni des cornes de bicot, vu qu’ça n’existe pas !

 

Les vieux inspirent aussi l’auteur comédien, surtout ceux qui, avec une mauvaise foi très saine, « ont des amis de leur âge, donc des vieux, ils le savent, mais eux ne sont pas vieux », au point d’aller danser la country avec un balayage californien. Reliant ses dérives à son sujet principal, Alex Lutz

  • remercie son père d’être mort (« d’un truc à la prostate qui en fait était aussi au foie et ailleurs, c’était déjà la merde depuis longtemps ») « qu’à soixante-douze ans »,
  • imagine les vieux nudistes à l’Ehpad capables de chier sciemment dans le couloir pour exprimer un brusque courroux,
  • laisse Vincent Blanchard entonner « Sympathy for the Devil » pendant qu’il incarne des vieux chantants,
  • invite un cavalier à interluder, puis
  • revient à ses moutons dans un sketch sur le pompiste funèbre hésitant à vendre une urne parce qu’elle ressemble à un rice cooker.

« Tout ce bordel » nourrit sa capacité à préciser un peu le portrait de son père alors que, assume-t-il joliment : « Je sais pas de quoi t’avais peur, de quoi t’avais froid. » Comprendre

  • le même,
  • l’autre,
  • le monde

est un défi stimulant mais (ou parce que) (ou donc) voué à l’échec. Ainsi, l’époque étonne Alex Lutz, dans une veine – pardon : en mode – très Florence Foresti, version « J’suis vieille, je l’sais ». Il l’assume : « Je suis d’une génération

  • qui connaît la différence entre scintigraphie et coronoscanner ;
  • qui a inventé des laitages à – 17 % de matière grasse, pas – 15 ou – 20, non, – 17 ;
  • qui commercialise des déodorants 72 h, très pratiques en cas de garde à vue ; et
  • qui refuse un dessert au chocolat car je suis trop sur le magnésium, en ce moment. »

S’inspirant d’un répondeur à double cassette, symbole de l’échec commercial de son père, il

  • s’offre un sketch alla Muriel Robin sur l’enregistrement épique et très technique du message ;
  • poursuit, après la double cassette, avec le double miroir, grossissant ou non ;
  • se souvient des cours dispensés par Gérard pour que ses enfants « sachent faire du feu » ;
  • assume de ne pas assumer son image de blond, évoquant un remix du personnage de Gad Elmaleh :

 

J’aime pas blond, ça fait poésie. J’ai l’impression d’être du mohair. Je suis de l’encens alors que j’aurais aimé avoir un p’tit triangle de cul et un mollet avec deux boules de muscles.

 

Dans son malheur, il a échappé au pire : « Je remercie le ciel d’être né à cette époque à cause de ma pleutrerie. Les duels, c’était pas au Scrabble ! En plus, va trouver un notaire à 3 h 20, au dix-neuvième siècle… » Passant

  • d’un sketch sur les couilles à un hommage au paternel,
  • de la possibilité que l’herbe soit bleue ou le ciel vert à « Papayoyo »,
  • du plancher de la piste à la selle de son cheval,

Alex Lutz démontre aux saluts qu’il a un dernier talent : il sait prendre les applauses. En dépit de remerciements un brin longuets, le cirque est debout. Axel Lutz aussi, qui prolongera du 18 au 20 juin à 20 h sa performance

  • plus singulière qu’hilarante,
  • plus théâtrale que comique et
  • plus hétéroclite que mono obsessionnelle.

Ce n’est certes pas un triple défaut.