« Alcool », Comédie Dalayrac, 21 mai 2019
« À la fin, tu es las de ce monde ancien », proclame Guillaume A. en ouvrant la Zone, frontière de ses Alcools. Fréd Brulé Attend, Perrine Lenzini et Sébastien Hoarau, lassés d’une convention théâtrale sclérosante qui cantonne parfois le comique sur sa p’tite scène, envahissent – à trois, c’est pas si facile – l’alcôve de la Comédie Dalayrac pour y distiller leurs sketchs autour d’un projet délicieusement enivrant : explorer les vapeurs de l’Eros en aguichant les spectateurs par leurs récits éthylo-érotiques. Il semble que cette proximité, parfois interactive, constitue ce que les olibrius appellent « plonger le spectateur dans de l’humour immersif ».
Ce type de révolte contre les us n’est as une première pour le metteur en scène et régisseur Fréd Brulé, coupable assumé d’avoir séduit Laurent Ruquier en proposant, foufou et foufougueux, un one-man-show tout nu. Nous étions à la deuxième du nouveau spectacle qu’il joue et met en scène ; en voici, hips, le récit.
Le début in medias res associe un mec bourré et une serveuse bourrue. Elle en a marre. Marre des mecs éméchés, marre des baises de base. Sébastien Hoarau tente de faire diversion en interprétant, sur bande-son, ailes d’ange dans le dos, un premier air de musical, en anglais dans le texte. Trop long pour un premier insert ? Peut-être, mais la jolie voix du chanteur nous aiderait davantage à oublier l’agacement du play-back si le positionnement du propos nous paraissait plus cohérent : tout le spectacle va parler d’amour hétéro ; or, le chanteur joue de façon fort maniérée, et Fréd est ouvertement homosexuel. Pourquoi diable évacuer du spectacle cette orientation ?
Perrine Lenzini n’en a cure. Avec un talent évident, elle incarne la trentenaire modérément libertino-libertaire. Si l’actrice, on l’apprendra a posteriori, tremble pour son chéri, gravement blessé peu avant la représentation, le personnage s’assume dans sa recherche d’ivresse charnelle-mais-pas-que : elle veut à la fois tomber un bon coup et lever plus qu’un bon coup. Genre pas un mec qui associe homme marié et gamin sur le porte-bagages de la vie, le « méga combo ». Car la damoiselle est revenue du fuck virtuel. Désormais, elle revendique de privilégier plutôt le face-à-face que le fake to fake. Super prétexte pour multiplier les sorties. Logique, les sorties, c’est idéal pour être bourrée – alcooliquement, mais pas que, d’où le risque de « perdre [s]a culotte et [s]a dignité ». Oh, la greluche est loin d’être sotte. Elle suppute qu’elle peut mieux faire, mais quoi ?
Prompt à la conseiller, Fréd, très investi dans son rôle, assume un personnage de dragueur louseur. En dépit voire en débit des rebuffades de la nana, il n’a pas renoncé à capter Perrine dans ses filets, mais il ne sait pas trop s’il doit compter sur l’alcool pour parvenir à ses fins… ou pour excuser ses échecs. Toujours sur bande-son, Sébastien Hoarau s’inspire d’un extrait de musical pour suggérer à Perrine des idées de relookage. Le projet ? Être plus populaire. Fréd fait la moue. Faute de conclure avec la chaudasse, il préfèrerait faire l’amour grâce à des appli de rencontres soft – même si, au couple homo présent, ce mardi, qui affiche son goût pour Grindr, il lance : « Oh, vous êtes pédés ! », réactivant notre question sur le bannissement de l’homosexualité du reste du texte… Quelques fulgurances pimentent sa quête de love, dont le concept de « démouiller », que l’on regrette de ne pas voir davantage développé, mais peut-être le sujet était-il asséché – tout à fait, c’est super pas drôle comme remarque, mais je laisse quand même. Arrêtant soudain d’être ivre, Fréd esquisse un alphabet-typologie du désir moderne (sans le « N », ce soir-là) qui, nous semble-t-il, pourrait gagner à être de mauvaise foi en gommant les lettres où que y a rien à dire – si le mec était ivre, ça passerait super bien.
Le Z du zalphabet zarrivé, voici que Perrine reprend le bar et la barre pour déclarer : « Les mecs sont des chaudières, ça me troue le cul. » Une première étape avant d’admettre que, même quand tu en pinces pour un charmant, la vie n’est pas un conte de faits, plutôt un décompte de rêves échoués dans les ports des porcs ou des pores qui suent. On s’amuse d’entendre remonter l’assent du Sud de la comédienne quand la fatigue semble la saisir. Or, c’est le moment que choisit, in a way, Sébastien Hoarau pour chanter le chagrin – pas vraiment celui d’Allain Leprest, soyons précis, mais manière de souligner que, quoi qu’il arrive, on est presque tous en quête la même ivresse : chercher l’amour, le trouver, et se prouver que l’on peut plaire. Le chanteur sur bande-son assume, grâce à Pierre Lapointe – l’un des Québécois qui a percé en France sans jamais susciter notre fascination, il nous faut l’accepter – que la seule chose qui le rassure, ce sont les joies répétitives. Faute d’elles, il préfèrerait se suicider.
D’où la nouvelle question, propre à l’association entre l’amour et la mort – comment crever ? On goûte particulièrement la première idée, celle de l’avortement, que l’on aurait beaucoup aimé voir poussée dans les retranchements de l’absurde. Ben quoi ? Dans un spectacle sur l’amour, désinhibé par l’alcool, on n’aurait pas le droit de fantasmer ? C’est incroyable, ça. Mais l’on apprécie aussi l’hypothèse de l’hypothermie, car elle permet à la seule femme du trio de lancer l’une des meilleures punchlines du spectacle : « Super, et c’est qui qui t’enterres ? Les pingouins ? »
En conclusion, même si les amoureux de l’amour peinent à conclure, voici un spectacle joyeux, dont on sent qu’il est encore en cours de finition. Quelques idées, parmi d’autres, afin de titiller les artistes ?
- Sans doute le lien avec un public multiple peut-il être fouillé (boudu, quand tu proposes un verre à quelqu’un, paye ton coup, si j’puis dire) ;
- sans doute la question des sexualités multiples gagnerait-elle à être mieux assumée ;
- peut-être l’extension du domaine des échanges entre les trois zozos, atténuant l’impression d’une succession de sketchs, serait-elle une piste à suivre ;
- peut-être certains sketchs gagneraient-ils à être condensés pour gagner en efficacité – il est probable que, à force de se confronter au public, tel ou tel passage sera densifié ;
- peut-être l’interaction avec le public sera-t-elle plus percutante en s’approfondissant – elle paraît parfois avoir du mal à lier le dialogue ainsi noué avec la suite du spectacle ;
- enfin, le statut de l’alcool, après avoir été prépondérant au début autour de l’excellente question de l’ivresse, se délite un peu pour ressurgir sous forme apaisée en fin de bal (sans trou, merci). Dès lors, en l’état, l’on pourrait çà et là regretter que le titre apparaisse, parfois, comme un prétexte pour des sketchs autour de l’amour à l’autoproclamée ère 2.0 – et ce n’est pas un jéroboam de vodka déposé en fond de salle qui suffit à recentrer la question autour du degré dans le sang.
Tel est le propre des spectacles drôles, que l’on a plaisir à voir se construire, s’éroder, se bâtir à mesure que le public s’y frotte et s’y pique. En attendant, cela se sait, quand j’ai vu, j’bois double. Alors, comptez sur moi pour chanter, avec Guillaume A., l’universelle ivrognerie ; et je boirai encor, s’il me plaît, l’univers. Na.
Pour ceux que ce projet en construction titille, rendez-vous à la Comédie Dalayrac, tout proche de l’Opéra. C’est le mardi à 19 h 30 jusqu’au 25 juin – billets ici pour moins de six euros, ce qui rend la découverte abordable. (Et, à 21 h, même endroit, pour dix euros, chante l’extraordinaire Barthélémy Saurel, tu dois-tu pas rater ça pantoute.)