Albert Edelfelt, Petit Palais, 7 juillet 2022 – 2
L’exposition Albert Edelfelt dresse un portrait des portraits à la fin du dix-neuvième siècle. Après avoir évoqué les portraits des familiers dans un premier compte-rendu, élargissons notre palette en suivant les pistes esquissées par la présentation du Petit Palais : les portraits réalisés par autrui (d’où cette reproduction en ouverture d’article, se focalisant sur un portrait du grand-père de Jules Bastien-Lepage fixé par son petit-fils) et les portraits d’autrui.
La première catégorie de portraits extrafamiliaux rassemble la représentation de personnages officiels. Inscrite dans une longue tradition picturale, cet art de l’exactitude photoshoppée peut sembler engoncer dans la vase de la pompe aussi impressionnante techniquement qu’ennuyeuse artistiquement. Albert Edelfelt n’hésite pas à la pimper par la grâce de l’imaginaire. Ainsi de son portrait de Blanche de Namur et du prince Haquin, futur roi de Norvège, personnages du quatorzième siècle qui jointoie son inclination pour le portrait et son penchant pour les tableaux historiques. Réservoir à leçons pour les vainqueurs embourgeoisés, l’Histoire est avant tout un vivier de fantasmes qu’anime le désir de passer derrière le rideau. Rideau du temps perdu, voire idéalisé ; rideau de l’inaccessible également, comme ce moment où la reine est en train de jouer avec son gamin plutôt qu’en train de jouer elle-même à la femme du souverain. Sur le tableau, nulle trace de l’ère mouvementée qui marqua l’époque (entre troubles dans le royaume et guerre avec le Danemark fomentée par un fils soucieux de renverser son père) : un pieux souvenir du bon vieux temps, où l’on salue à la fois
- l’expressivité des personnages (dont témoignent par ex. l’énergie des gestes et le regard de la mère),
- l’expression de l’intimité (avec cette fausse confusion des lignes dans un décor chargé) ainsi que
- le choix de l’éclairage et de la mise en scène.
Portrait officiel n’est donc pas portrait froid à visée objective, mais portrait oscillant entre narration et hagiographie. Albert Edelfelt n’hésite pas à raconter une histoire à travers l’Histoire. De même que ses portraits de familiers nous saisissaient par leur puissance d’évocation socio-anthropologique, ses portraits officiels s’inscrivent dans un continuum esthétique dont ils ne sont qu’une concrétisation parmi d’autres. En clair, l’esthétique edelfeltienne baigne ces tableaux autant que les autres.
Au reste, la catégorisation que nous avons proposée à des fins de clarification est évidemment réductrice. À l’instar de nombre de typologies, elle tend, malgré elle, à écraser non point les différences mais le va-et-vient qui parcourt l’œuvre de l’artiste en dépit de sa variété. En ce sens, il n’est pas étonnant que le quasi portrait du compte Per Brahe, figure du dix-septième siècle suédo-finnois, s’intitule « Autoportrait en costume du dix-septième siècle », réunissant dans une même huile
- son sens du trait,
- son goût pour l’Histoire et
- son sentiment que le temps est fluide en cela que le passé doit irriguer voire inspirer le présent.
Au côté de portraits d’artistes fixant, par exemple, des médecins comme le docteur Émile Roux (assistant de Louis Pasteur) ou le professeur Johan Wilhelm Runeberg (doyen de la faculté de médecine de Helsinki), la cantatrice Aïno Ackté ou le sculpteur Ville Vallgren, c’est le portrait du chercheur Louis Pasteur – exercice très couru de l’époque – qui a constitué le hit du genre pour Albert Edelfelt. Le Petit Palais en a exposé l’étude, désormais abritée à Helsinki, et le tableau final, que Versailles laisse en dépôt au musée d’Orsay. Près de cent quarante ans après son exécution, l’huile reste un succès grâce à sa capacité à nous immiscer dans le laboratoire de la vedette, alors en train de fomenter elle-même son succès définitif : le vaccin contre la rage.
Le peintre croque un monsieur très chic focalisé sur ses tubes, dans un univers qui associe, pour les ignorants, savoirs (symbolisés par le gros grimoire, savoir construit, ainsi que par le petit calepin, savoir en construction) et mystères (incarnés, eux, par la multiplicité des fioles, alambics et appareils). Surtout, l’artiste creuse le contraste entre la gravité sombre du costume et les innombrables effets de transparences dont il éblouit sa toile, entre récipients et vitres. Appuyée sur le brio technique de l’artisan, scintille la puissance narrative de l’artiste dont la mise en scène montre le savant en action.
Les commissaires choisissent de présenter la toile près d’autres portraits du même personnage. Cette option contribue à mieux comprendre la circulation des sujets entre pairs – comme circulera le modèle Virginie d’un peintre à l’autre.
Le portrait de Pasteur par François Lafon, présenté en 1884, est significatif du vrai portrait officiel : pose fixe, décor neutre, redingote, nœud pap et Légion d’honneur (à l’époque où Line Renaud, ce fossile inutile, n’avait pas contribué à rappeler la honte que constitue cette dégueulasserie en devenant « grand-croix »). L’État récompensera à la fois le savoir-faire du peintre et son respect des codes en acquérant le tableau.
Léon Bonnat, pour qui le portrait n’a guère de secret, s’y essayera cinq ans plus tard, à l’occasion d’une commande du patron de la brasserie Carlsberg, qui voulait offrir le résultat à l’épouse de la star… laquelle propose de booster un tantinet ce passage obligé en embarquant dans l’exercice de la pose sa petite-fille, Camille Vallery-Radot. Le projet, même familial, reste très institutionnel, à la fois convenu et guindé : décor neutre, redingote, nœud pap et Légion d’honneur, refrain connu – même si la pose se resserre avec une main droite à la boutonnière et non munie d’une plume. Dans ce corset de conventions scrupuleusement respecté, l’intruse apporte un éclat inattendu. Elle semble être une bénédiction pour le peintre qui la peigne avec une précision capillaire ébouriffante.
La confrontation avec d’autres manières de traiter le portrait de personnages officiels confirme la spécificité edelfeltienne. Celle-ci tend à insuffler une énergie narrative qui contribue, un siècle et demi plus tard, à rendre ses tableaux non seulement « très bien peints », comme ceux de ses confrères, mais fort attrayants. En témoigne l’exemple russe proposé au Petit Palais en version aquarelle et en version huile.
Honoré par l’Académie des Beaux-Arts locale en 1881, Albert Edelfelt hérite d’une commande dans la foulée : il doit croquer Michael et Xenia, les enfants du tsar Alexandre III. Comme pour le portrait de Blanche de Namur, quoique avec des modèles un brin plus vivants, le peintre déploie son art coutumier :
- goût pour les décors chargés (dont les détails happent le regard dans un second temps, et dont les couleurs sombres valorisent dans un premier temps les jeunes modèles, habillés de clair) ;
- souci de la mise en scène (ici, présence du chien et dynamisme des postures que renforcent les pliures des jambes) ;
- travail sur les regards dont la variété nourrit l’imaginaire de celui qui regarde l’œuvre (attention de Michael, amusement de Xenia, vigilance du berger suisse)
L’aquarelle schématise la représentation tout en contribuant à fondre, en quelque sorte, les personnages dans le décor. Par-delà le côté pratique du croquis, la fausse confusion ainsi créée – et bien sûr nettoyée à la peinture – est un tremplin onirique qui n’attend que l’imagination de celui qui regarde pour la nourrir de détails, de couleurs, de lignes, de taches, de vagues et de flous.
En somme, les portraits de personnalités officielles permettent à Albert Edelfelt de démontrer sa maîtrise picturale mais aussi d’exercer son métier d’artiste capable de glisser son goût pour l’évocation par-delà les exigences conventionnelles. De la sorte, l’image devient manière de pitch offrant matière à l’imagination. Dès lors, notre promenade parmi les portraits d’archétypes et de modèles promet de nous aider à préciser le riche portrait du portraitiste protéiforme que nous avons commencé d’esquisser.