Adriana Lecouvreur, Opéra Bastille, 16 janvier 2024 – 3/5

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Lors d’un « Trouvère » à Bastille, peut-être en 2016, de droite à gauche Ekaterina Semenchuk (Azucena) et Yusif Eyvazov (Manrico) en compagnie de Hui He (Leonora) et Ludovic Tézier (le comte de Luna). Photo suggestive : Bertrand Ferrier.

 

Contexte et synospsis : fait.
Acte I : fait.
Restent le sombre et le sordide, car le drame s’est noué à la fin du premier acte – un complot complexe ourdi par le prince de Bouillon pour se décocufier bien qu’il cocufie lui-même (mais lui, c’est un mec, c’est pas pareil). Or, ce complot risque aussi de dévoiler Maurizio, lequel vient de conquérir Adriana mais ne s’est pas encore débarrassé de la princesse de Bouillon, un vieux sparadrap qui lui colle encore au cœur et au corps. Dans la salle, le changement de plateau impatiente – il eût peut-être été malin d’avertir les spectateurs du délai nécessaire à cette modification.

  • Ça sirote des gourdes en plastique qui sauveront la planète des bouteilles en plastique,
  • ça taquine le sandwich avec une modestie de moins en moins modeste,
  • ça craint le malaise de la diva,
  • ça applaudit pour tenter d’entraîner les autres spectateurs et de mettre la pression sur les techniciens,
  • ça traficote sur les cellulaires.

L’opéra, c’est ça aussi, nowadays : ça vit. Les premiers airs d’Anna Netrebko doivent déjà circuler sur les réseaux sociaux. Enfin, le buste de Molière en avant-scène est ôté, signe que le show est sur le point de reprendre.
Après le désir de théâtre, voici le théâtre du désir. Nous sommes chez la Duclos, qui semble servir de garçonnière à Maurizio. La princesse a convoqué le coureur pour une petite explication de texte. Prudente, suppute-t-on, Ekaterina Semenchuk ne part pas sur des bases éclatantes mais, peu à peu, les registres s’égalisent et l’aigu accepte de rutiler autant que les graves. L’échange est houleux, mais l’Opéra sourit quand Yusif Eyvazov s’exclame : « La Bastiglia non vedrò! » (Je ne verrai pas la Bastille !) Poussé à bout, Maurizio reconnaît qu’il convole avec une autre dulcinée qu’il refuse de dénoncer (« L’anima ho stanca, e la meta è lontana »). Le ténor n’a certes pas la plus belle voix du monde, mais on apprécie son travail sur le jeu et les inflexions visant à exprimer l’émotion et la gêne.

 

 

Quand le Prince débarque avec l’abbé, c’est ambiance « Ciel, mon mari ! » à bord. Sa chère épouse se cache.  Adriana arrive et apprend que Maurizio est le comte en personne. Ainsi se déroule la bobine de la duperie : dans la mise en scène de David McVicar, fidèle au geste original, Adriana Lecouvreur s’affirme résolument comme un spectacle spéculaire avec

  • ses coulisses où se jouent des vies comme dans le I,
  • des scènes où l’on joue des rôles, et
  • des entre-deux où le mensonge est le seul moyen – nullement garanti – de connaître quelques vérités.

David McVicar se pourlèche les babines en allant plus loin que cette tripartition. En effet, dans sa réalisation, les fonctions des lieux sont

  • poreuses (la coulisse peut être scène, et réciproquement),
  • contradictoires (quand Adriana dit un texte en pensant à son chéri ou, plus tard, pour dénoncer sa rivale, la scène devient le lieu du vrai de la vie) et
  • interchangeables (sur le plateau du I, les éléments mobiles de décor, manipulés en pleine lumière, montrent à quel point la fonction n’est pas consubstantielle de l’espace).

Du théâtre sur le théâtre, rien que de très banal ! En revanche, le metteur en scène creuse l’interchangeabilité

  • du théâtre dans sa globalité,
  • de la scène spécifiquement, et
  • de la vie où chacun joue à la fois son rôle et le personnage qu’il s’est choisi (le prince, par ex., joue le digne mari défendant son exclusivité sur sa femme, mais il est aussi à couvert – on ne voit jamais l’élue – le joyeux luron qui s’envoie une tragédienne).

Ce méli-mélo soutient l’attention dans une intrigue qui, en dépit

  • de beaux airs,
  • de solides échanges musiqués et
  • d’un orchestre qui sait prendre avec grâce toute sa place,

perd en densité narrative et en intérêt anecdotique ce qu’elle gagne en intensité réflexive dans un monde où tout le monde berne tout le monde. Ici, on cherche la vérité que l’on redoute, on côtoie ceux que l’on ignore, on manipule ceux qui nous manipulent, bref, on vit car on est à l’opéra. On mourra dans deux actes, mais chaque temps en sa chose.