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Contrairement à leurs voisins hexagonaux, dont la plupart ne manient le « Je suis Français » qu’avec vergogne et repentance, les Suisses n’ont pas honte d’être Suisses. Le label VDE-Gallo, qui nous laisse farfouiner dans ses riches productions, s’est spécialisé dans la diffusion de la musique suisse, dût-elle être exécutée par des Orientaux pour les raisons pécuniaires que l’on imagine.
La profondeur de ce répertoire, la qualité des compositeurs, parfois le sublime de ces partitions très peu connues ne cessent de réjouir, quand bien même l’on serait plus sensible à tel style qu’à tel autre. Le quatrième volet de la collection des « Compositeurs symphoniques suisses », paru en 2015, illustre ce projet sous la direction d’Emmanuel Siffert. Au programme sont réunis quatre compositeurs du vingtième siècle et plus si affinités puisqu’y figure aussi, et l’on s’en réjouit, des pièces composées par Laurent Mettraux lorsqu’il était vingtenaire.

Aloÿs Fornerod (1890-1965) est le premier sur le grill, avec son Prométhée enchaîné (1948, 11’30), sous-titré « Pièce symphonique pour grand orchestre » et affublé du numéro d’opus 34. Puissance orchestrale et prolongement des contrebasses déclinent la quarte autour de laquelle se noue le drame. Le chef veille à tempérer l’emphase par des départs secs et énergiques, où la netteté des trompettes dialogue avec la mélancolie des cordes et des bois. La tension secoue sans cesse l’orchestre, renforcée par les roulements de cymbales.
Rythme saccadé, crescendi, grandes dégringolades, itération de micromotifs, grondements des graves, notes répétées des trompettes, scansion des timbales, ostinato d’une partie des cordes sur une note sont autant de stratégies pour signifier la rage de l’enchaîné. Le surgissement d’un passage mélancolique réservés aux cordes, hautbois, cor anglais et flûtes n’exténue pas la rébellion sans qu’un dernier sursaut d’énergie d’abord à l’unisson ne manifeste la défaite grandiose du titan. Bref, une pièce joliment orchestrée, sachant manier modalité et frictions dans un souci constant de produire une narration évocatrice.

La Ballade pour grand orchestre (1950, 18’30) est le tube – à son échelle – d’Alphonse Roy (1906-2000). Les cordes amorcent la pièce sur une association oppressante entre cordes graves et violons en frisottis. Les hautbois n’allègent point l’atmosphère inquiétante de la promenade. Même la syrinxique flûte sent la pluie triste et collante sur le bord d’une nationale. L’aggrave le manège des timbales. Une nouvelle séquence articule violons suraigus et cordes graves, formant une procession lente que bois et cors étoffent. Soudain, à 4′, la situation semble s’aggraver dès qu’une fanfare secoue opportunément l’ambiance lugubre.
Un montage audible (5’23) ouvre alors la porte à la harpe, entre arpèges et harmoniques. Aussi solitaire, un piano sans niaiserie lui répond. Les cordes rebondissent sur cet interlude énergique, bientôt rejointes par l’orchestre au complet. Les cordes apportent un côté élégiaque au développement sur des contrebasses en pizzicati, tandis que les flûtes proposent une paraphrase quasi arabisante. L’orchestre se résout à tonner à nouveau pour couvrir ce thème allogène. Chaque pupitre ou presque se décide alors à donner son avis, caisse claire associée aux violons comprise. Breaks, percussions autoritaires, accélérations, changements de nuances et accords pianistiques évacuent le risque de monotonie.
Un tutti coruscant et intranquille fricasse alors son frichti sonore – je tente. Une série de déflagrations prépare alors un brusque piano, revenant aux fondamentaux : contrebasses, flûtes, violons. Le lamento des contrebasses, rejointes par le piano, précède un crescendo accompagné des déflagrations déjà ouïes et du conventionnel POUËT final. Cette convention réveillera les auditeurs somniaques, et pourquoi pas, afin qu’ils applaudissent. Peut-être n’est-ce pas le passage le plus passionnant de l’œuvre ; reste cette utilisation généreuse de l’orchestre, qui fait sans doute grand effet en direct, et ne manque pas de susciter l’intérêt au disque.

À l’opus 34 d’Aloÿs Fornerod répond le numéro… 2615 du catalogue de Bernard Reichel (1901-1992), en l’espèce la Pièce symphonique pour orchestre avec orgue (1944-1946, 15′). C’est l’orchestre à cordes qui accueille l’auditeur, avec une forte rythmique des notes répétées dans les graves. Sur une anche, l’orgue énonce un thème tarabiscoté, hésitant, repris par les bois, hautbois en tête. Le roi des instruments relance sa proposition en la développant sur accompagnement de cordes. Après une montée en intensité, l’affaire semble se dénouer ; mais l’arrivée des trompettes recrée un trouble jusqu’à ce que le silence permette à l’orgue de se faufiler en solo – ce qui ne valorise pas, dans cette configuration, l’instrument du Concert Hall de Volgograd sans que la valeureuse Margarita Jeskina y soit pour quelque chose. Les cordes relayent la machine à soufflerie, dans une sorte d’à-plat polyphonique que les vents puis les cuivres tentent de nourrir.
Emmanuel Siffert obtient de ses mercenaires les nuances nécessaires pour guider l’oreille dans un labyrinthe d’apparence statique, assez typique d’un compositeur refusant de se complaire dans l’usage de mélodies faciles. L’orchestre fonctionne plutôt comme un matériau organique dont Bernard Reichel pétrit la masse… en la faisant dialoguer à distance avec l’orgue. Le hiératisme appuyé et prolongé sied à la sobriété du propos, indiqué par le titre, car le compositeur sait manier les pupitres de manière intrigante et maîtrisée. Le tutti de l’orgue (9’43) incite l’orchestre à lutter – vainement – contre la tentation de la fanfare.
Cet ensemble fortissimo souligne la science d’écriture de Bernard Reichel. Le contraste avec l’association timbales – hautbois séduit, comme son prolongement (cor anglais, flûte, cordes seules, etc.). Un grand crescendo zébré par de brefs soli d’orgue imité par les cordes prépare le conventionnel tutti final, préparé magistralement. En somme, une pièce qui témoigne :

  • du métier de son fomenteur,
  • de son penchant ici contenu pour l’orgue, et
  • de son intéressante personnalité musicale, à la fois consciente des nécessités de séduction et refusant d’y céder pleinement.

Laurent Mettraux est le quatrième compositeur présenté sur le disque. C’est un bon Suisse : il est né en Suisse et a été sponsorisé par l’UBS (j’ai rien mis contre quelque banque que ce soit – ça défoule, c’est juste, mais c’est redondant) (même si UBS, à part HSBC, bref). C’est un bon élève, il a étudié :

  • la théorie musicale,
  • le piano,
  • le violon,
  • le chant,
  • l’écriture,
  • la direction,
  • la musique ancienne et
  • la musicologie – on n’est pas sur Joe le Clodo : à part la cuisson du couscous et la mécanique quantique, on ne voit pas ce qui manque au CV.

Et c’est un encore-jeune brillant zozo, primé un peu partout, « cité dans l’International Who’s Who in Music » avant ses trente ans, créateur d’un concerto pour orgue, compléteur de la « Passion selon saint Marc de Johann Sebastian Bach », bref, un brillant freluquet, désormais à l’aube du quinquagénâge, et hop, dont Ombre (1995-1998, op. 515 !, 17′) a été adoubé par un jury comprenant, notamment, Wolfgang Rihm, Gérard Grisey et Sylvain Cambreling.
Tout commence dans les graves, qu’un gong et une clarinette basse appesantissent. Sur un terreau obscur, des fêlures lumineuses (sans lumière, pas d’ombre) strient l’espace : la clarinette s’y risque, cuivres et gong lui répondent. Le contrebasson et les cors apaisent la situation que les cordes titillent avec vigueur. Un cluster aiguisé par les flûtes et les trompettes habille d’ombres les ombres. Les hautbois se faufilent entre deux accords quasi wagnériens marqués par le demi-ton descendant (la – sol #… on attend le si !). On retrouvera cette bonne connaissance de l’écriture richardologique, quoi que la pièce ne le soit guère en apparence, avec le travail autour des cordes vers 11’15 (comme vous avez la vidéo au dessus, ce qui pourrait passer pour snob ou débile peut être peut-être, humour, compris en direct).
La forte utilisation des percussions, obligatoire en musique orchestrale contemporaine – et pourquoi s’en priver ? – mais sporadique ici, se tempère d’une stabilité grave où grognent des dissonances polies et des accents contenus. Sur le demi-ton descendant, maints pupitres tâchent d’imposer leur présence en secouant le schmillblick. Les anches doubles se disputent soudain (10’17), provoquant l’intervention des cordes et cuivres graves. L’ordre, toujours, doit être rétabli. L’orchestre essaye de répondre avec précision aux modifications de noirceur exigées par le Soulages de la note – et force est d’admettre que, souvent, cela est joliment mené quoi que, parfois, cela se fasse sans élégance excessive (dégueulando à 11’37 – les habitués de cette colonne savent qu’il est toujours important de focaliser la critique sur un p’tit détail pour laisser croire à une attention permanente et ultracompétente du pseudocritique).
La tentation bruitiste, habitant l’ombre de rayures inquiétantes (sauf pour un hélicoptère), s’estompe presque promptement, jusqu’au crescendo qui annonce, comme il sied, hélas, le tutti final qu’un bref piano ne déconventionnalise, pof, guère. En résumé, une pièce que l’on écoute avec intérêt de bout en bout, et qui démontre une connaissance de l’écriture orchestrale redoutable… même si l’on aurait aimé, vicieux que l’on est, que çà et là surgisse l’insolence du jeune compositeur-qui-n’est-pas-qu’un-brillant-premier-de-la-classe.

Vision immanente, dudit Laurent Mettraux (8’30), fut écrite en 1992 et remixée 14 ans plus tard. D’un point de vue discographique, elle cristallise la faiblesse d’un livret souvent engoncé dans des billevesées pour le moins superfétatoires (ainsi apprend-on que la pièce « contient des passages plus agités, formant contraste avec des moments apaisés », mazette, wow et spooky tout à la fois).
Comme il convient, tout commence dans le grave des cordes. Les timbales prolongent cette gravité, les bois évoquent une certaine émotion qui se fissure soudain (2’10). Cuivres, percussions et cordes à l’unisson soulignent la tension qui, bientôt, se résorbe dans le chant élégiaque du hautbois. À plusieurs reprises, violoncelles et contrebasses apaisent les agacements. La flûte éteint les derniers feux, ce que constatent les bois. Les cordes reviennent pourtant embraser l’atmosphère dans un accord général martelé par les timbales. Les violoncelles, derechef, portent la voix de la raison. Un dernier crescendo signale la proche fin du morceau avec roulements de timbales et fricassée de cymbales. Une coupure rapide n’empêche pas d’entendre une voix à 8’20, signalant sans doute les conditions rustiques dans lesquelles cet enregistrement, pourtant ambitieux (70’30 de musique) et globalement qualitatif, fut réalisé.
En conclusion, ce disque permet de voyager dans quatre univers musicaux contrastés. À l’énergie programmatique du Prométhée de Fornerod répond l’inquiétude tapie sous le terme mignonnet de « Ballade » chez Roy. À l’austère raucité de Reichel s’oppose la pâte sonore d’où émergent les récits mis en musique par Laurent Mettraux. L’ensemble ne manque ni d’intérêt, ni de charmes polymorphes. Pour les amateurs de raretés orchestrales, une acquisition fort digne à envisager.


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