Nora Gubisch (2/3) : il est une voie

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Nora Gubisch telle qu’en elle-même. Photo : Bertrand Ferrier.

À l’occasion de la représentation de Roméo et Juliette d’Hector Berlioz à la Philharmonie de Paris (complet), feat. Nora Gubisch, voici la deuxième partie de l’entretien que la diva nous a accordé le 3 mai 2018. Retrouvez les coulisses de cet interview, ses secrets de divulgation et sa première partie en cliquant ici. Puis bonne découverte de la suite… en attendant la fin, dès qu’elle aura été amendée !

Entretien avec Nora Gubisch 2/3
Il est une voie : l’art d’être artiste

Nora Gubisch, dans un premier temps, nous avons évoqué avec vous la construction de votre voix, en essayant de dessiner des lignes de force dans votre formation, dans votre parcours et dans votre motivation artistique. Peut-être est-il temps d’aborder votre art sous l’angle de l’artisanat, autrement dit du métier… ou plutôt, des métiers. En effet, votre travail est polymorphique, par exemple dans son répertoire, ses formes de représentation et ses exigences à l’égard des solistes. Si vous le voulez bien, intéressons-nous en premier lieu au répertoire. Vous l’avez signalé, rien ou presque ne vous est étranger : vous professez votre grand intérêt pour les œuvres de notre temps, que vous avez parfois créées ; et cependant, vous êtes souvent sollicitée pour interpréter des œuvres déjà patrimonialisées. Est-ce encore une façon de refuser d’entrer dans une case, claire mais réductrice, ou un souci d’ouvrir votre champ de possibles ?
Vous avez l’air surpris. Quant à moi, je ne vois aucune antinomie entre les deux pôles que sont la modernité et le patrimoine. J’aborde les créations de manière à faire croire, le jour J, qu’elles ont toujours existé. Je suis là pour prendre les gens par la main. Je veux qu’ils ne craignent pas l’apparente discontinuité des lignes mélodiques, par exemple. Il ne faut pas que le spectateur se demande : « Mais qu’est-ce qu’elle est en train de chanter, celle-là ? » Il faut qu’il soit pris par mon incarnation. Je veux qu’il soit suspendu à mes lèvres, qu’il comprenne que c’est facile – en tout cas, pas si compliqué que ça – et qu’il suive l’histoire, l’action, comme dans une œuvre déjà bien connue.

Autrement dit, vous cherchez à rendre patente l’émotion qu’une forme radicale d’atonalité risque de mettre à distance ?
En quelque sorte. Il est sûr que si vous vous contentez d’offrir une exécution chirurgicale au lieu d’oser une interprétation musicale et dramaturgique, vous n’aidez pas le spectateur. Il faut convaincre – soi-même d’abord, le spectateur ensuite – que la ligne existe et exprime une tension.

D’autant que, contrairement aux mastodontes verdiens ou wagnériens, le spectateur ne peut se rattacher à des patterns connus.
Oui mais, loin d’être un handicap, c’est précisément ce qui me plaît : cette liberté totale que donne la joie de faire découvrir de nouvelles pièces. Et puis, il y a le bonheur d’avoir la chance géniale, incomparable, extraordinaire, que des gens écrivent pour vous, en pensant à votre voix, à votre personnalité, et que vous puissiez leur parler. J’ai été très, très gâtée sur ce plan… donc, j’aimerais l’être encore !

« Les traditions ne doivent pas nous faire du mal »

L’avantage, pour vous, c’est aussi que vous pouvez « conseiller » le compositeur en négociant des aménagements. C’est plus difficile avec Verdi ou Wagner…
En effet, cela arrive que je suggère une modification au compositeur, très ponctuellement, par exemple en lui soufflant que, pour mieux rendre tel mot ou donner plus de force à la prosodie, ce serait sans doute mieux de, etc.

Et il en tient compte ?
Parfois, et ça n’a pas de prix !

L’autre avantage, c’est que vous évitez les comparaisons avec les « versions de référence » puisque, la version de référence, c’est vous !
Évidemment, quand vous créez une œuvre, personne n’est passé avant vous ; et nul cuistre ne peut seriner : « Ouais, c’était pas mal, mais Shirley Verrett, dans les années 1960, c’était autre chose, tout de même ! »

Cette liberté influence-t-elle votre approche de ce que les gens de bien appellent « le grand répertoire » ?
Vous avez raison sur deux plans : d’une part, « le grand répertoire » n’est pas forcément toujours plus grand que le répertoire contemporain ; d’autre part, oui, quand vous avez connu la liberté de créer un rôle, elle vous accompagne. Vous ne vous focalisez plus tant que ça sur la tradition. Vous savez qu’elle existe, soit ; mais vous comprenez pourquoi il ne faut en tenir compte qu’avec modération. En tout cas, elle ne doit pas nous faire du mal. N’oublions pas qu’il y a, dans ces fameuses traditions, des trucs qui ne devraient pas exister. Or, si vous ne vous pliez pas à ça, même si elles sont contradictoires avec la partition et le désir du compositeur, vous avez droit aux « regrets » fielleux des soi-disant connaisseurs qui eussent tant aimé, je dis ça au hasard, que Mme Gubisch exécutât la cabalette numéro tant, « comme ça se fait ». L’opéra contemporain nous libère de ces fats. En conséquence, oui, chanter le patrimoine et les compositions d’aujourd’hui, c’est très complémentaire. L’un nourrit l’autre.

J’imagine que c’est le même principe de complémentarité qui vous fait, peut-être pas alterner mais, du moins, associer dans votre planning, récital, opéra, opéra en concert, oratorio, musique de chambre, etc. Néanmoins, n’y a-t-il pas une forme de frustration quand vous passez de l’opéra mis en scène à l’opéra en concert, par exemple ?
Ce que je vais vous dire va peut-être vous surprendre : très souvent, l’incarnation sera d’autant plus forte que l’on est en version de concert. Je me souviens d’une représentation de Barbe-Bleue que j’ai donnée avec Alain à la baguette, l’Orchestre symphonique national du Danemark et Gábor Bretz en Barbe-Bleue. C’était à l’automne 2017, à Copenhague, dans un endroit sublime : la salle de concert construite par Jean Nouvel. Les conditions étaient d’autant plus géniales que Gábor et moi chantions par cœur, et nous avions une grande complicité puisque nous avions déjà chanté cette œuvre, ensemble, sur scène, dans une mise en scène d’Andrea Breth. Nous étions donc en version de concert, mais sans pupitre, sans costume lié à nos personnages, rien qu’avec la musique de Bartók. Pourquoi rajouter un décorum autour de cette œuvre ? Tout est écrit. Tout est là. Pareil pour Wagner : honnêtement, les œuvres se suffisent à elles-mêmes. Heureusement, parfois, ce « décorum » est tellement génial et magnifique qu’il permet de sublimer une version de concert.

Nora Gubisch à la Monnaie, le 13 juin 2018. Photo :Bertrand Ferrier.

« Dans l’écoute, le regard est important »

Vous sous-entendez que, souvent, le dépouillement peut d’autant plus toucher les spectateurs qu’ils n’ont « que » la musique pour se concentrer… et pas de mise en scène contre laquelle pester !
La preuve : ce jour-là, à Copenhague, nous avons eu droit à une standing ovation. On ne s’y attendait pas. C’est pas si fréquent ! Tenez, au début de notre entretien, vous me demandiez si, parfois, je sors de scène en étant satisfaite : voilà, après cette représentation, j’étais contente. Il y avait une telle émotion ! Pourtant, Barbe-Bleue, ça ne se finit pas dans un cataclysme sonore. Au contraire, la musique s’éteint doucement. Du coup, on a vraiment été stupéfaits par la levée du public. On a senti un souffle monter de la salle, pas du tout des « brava » hystériques et convenus saluant des contre-uts pyrotechniques (même s’il y en a un !). Ça venait des tréfonds, et ça nous a emportés. Dans ma carrière, c’est un moment qui restera gravé en moi.

Comment l’expliquez-vous, si tant est que l’on puisse expliquer un succès inattendu ?
La sobriété, peut-être. Il n’y avait pas de mise en scène, mais Gábor et moi, on se regardait. À la fin, quand il me met le manteau et que je dois… disons, que je dois m’en aller : chacun y verra ce qu’il veut, bref, j’ai tourné mes yeux très, très lentement. Et juste avec rien, on était complètement dedans. Le public a dû le sentir.

Du coup, vous déconseilleriez d’aller vous voir à la Monnaie, où l’opéra sera mis en scène [entretien réalisé le 3 mai 2018, avant la production en question] ?
Vous êtes dingue ! Quand une mise en scène est extraordinaire, conçue par des directeurs d’acteurs fabuleux, au service de la partition et non de leurs petits fantasmes personnels, l’opéra prend une dimension formidable. Mais, d’une part, on doit tomber sur le bon metteur en scène – et sur un metteur en scène bon ; et, d’autre part, quand on est en version de concert par cœur, avec l’orchestre, les deux chanteurs et rien de plus, la perception du spectateur est spécifique à cette situation. En effet, et pardon par avance pour l’évidence que je vais proférer : dans l’écoute, le regard est très important.

Voulez-vous dire que…
… la mise en scène transforme l’œuvre. Parfois avec talent, parfois avec moins de réussite. Au fond, peu importe : dès qu’un opéra est mis en scène, écoute et regard entrent en concurrence. Notre attention est attirée par des détails. On se dit : « Oh, regarde, cet accessoire, ça tourne ! » Ou : « Oh, y a du sang qui apparaît ! » Or, sans mise en scène, quand Judith dit : « Mais je vois du sang dans les nuages ! Barbe-Bleue, ton château, il saigne ! », le sang est dans nos voix, nos intentions, notre présence, notre incarnation. Il est dans l’orchestre.

Bref, représentation de concert et mise en scène sont complémentaires.
Oui, c’est pourquoi j’aime à les pratiquer toutes deux. Néanmoins, quand la mise en scène, le décor et les costumes ne font pas le travail à notre place, notre sens de l’incarnation est tellement sollicité, poussé à l’extrême, nécessaire, que l’on peut atteindre des sommets d’émotion en version de concert plutôt qu’avec une mise en scène.

Alain Altinoglu. Photo : Bertrand Ferrier.

« Dans le récital, le destin était là »

Est-ce votre soif de varier les degrés d’incarnation qui vous pousse à vous produire sporadiquement en récital – en sus du plaisir de partager ces moments avec votre alter ego Alain Altinoglu ?
Déjà, je regrette de ne pas donner davantage de récitals. Ce sont des moments tellement spéciaux ! Il n’y a plus que nous deux. Quand on fait des concerts ensemble, comme les Rückert-Lieder que nous avons redonnés l’’été dernier [le 24 août 2017 – Alain Altinoglu savourait déjà cette expérience en… 2013 !], on est tous les deux avec quatre-vingt artistes autour de nous. En récital, c’est complètement différent. On retourne vers ce par quoi l’on s’est connu… voire avant ! Quand on s’est rencontrés, on était pianistes. Très vite, j’ai dit à Alain que je voulais faire du chant et que je n’ambitionnais pas du tout d’être pianiste. J’ai travaillé le piano pour atteindre un certain niveau, rien de plus. Un jour, donc, il est venu m’accompagner, et il a découvert ce qu’était le chant.

Il n’était pas du tout accompagnateur ?
Mieux, il n’avait aucune idée de cette discipline ! Or, cette collaboration a scellé notre binôme, en tout bien tout honneur ! C’est ainsi que, des années, que dis-je ? des décennies plus tard – eh oui, c’est carrément ça ! –, nous nous retrouvons, parfois, Alain derrière son piano, sans sa baguette, et moi. Ces rendez-vous réguliers créent une sorte d’arche indéfectible qui nous relie, nous abrite et nous construit en creusant ses fondations sur toutes nos années d’expérience(s), moi d’opéra, lui d’orchestre. C’est drôle car, avant qu’il ne devînt chef, la manière dont il jouait du piano et m’accompagnait suscitait une même réaction : « C’est fou, on a l’impression d’entendre un orchestre… Tu l’accompagnes comme un chef… » Comme quoi, dans le récital, son destin était déjà là.

Philippe Entremont nous déclarait tantôt, en substance : « J’ai toujours orchestré ce que je jouais. Quand on joue du piano, il faut imaginer tous les instruments. C’est comme ça que, de pianiste, je suis devenu chef aussi. » Vous qui fûtes pianiste, comment expliquez-vous qu’un pianiste puisse donner cette sensation d’orchestrer un accompagnement avec son piano… au point de, parfois, devenir chef d’orchestre « pour de bon » ?
Je ne parlerai que d’Alain. Pour lui, je crois connaître la réponse. Je pense que c’est ce souffle qu’il a, cet art de la respiration. Jamais il n’asphyxiera un chanteur. Il sait quand vous avez besoin de respirer avant même que vous n’en ayez conscience. Il a une espèce d’hyperacuité, un don pour sentir l’autre. Ces qualités pianistiques font de lui un très grand chef d’opéra. Évidemment, avec moi, son talent est décuplé car il me connaît plus que par cœur ; mais, chez les chanteurs qu’il ne connaît pas, il sent très vite les facultés des uns et des autres, leurs faiblesses aussi. Il peut se dire : « Tiens, ce soir, je sens que celui-ci ne va pas aller au bout de sa phrase si je n’accélère pas un peu le tempo. »


Dès lors, en récital, quand vous avez votre magicien pour vous toute seule, vous devez vous sentir plus qu’en confiance et en confort…
Un peu, oui ! Lorsqu’il y a quatre-vingt musiciens entre lui et moi, même si Alain sent tout aussi bien les choses, il y a un temps d’inertie due à la masse orchestrale. Quand il est à son piano, c’est en direct que la musique se sculpte. Si vous saviez comme sa précision est précieuse ! Avec Alain au piano, je me sens comme un bijou travaillé par un grand joailler.

Néanmoins, sans l’apparat, le décorum, l’effet wow que peut produire l’opéra, l’exercice du récital doit être difficile.
Pas difficile : délicat. Pour cette occasion, vous avez travaillé, bien sûr, mais vous êtes sans filet. J’adore ça. Parce que c’est très intime ; et parce que l’exercice n’est pas si éloigné de l’opéra, votre pain quotidien. L’effort d’incarnation est tout à fait semblable, peut-être même décuplé car il n’y a pas de falbalas, pas d’histoire continue. À chaque mélodie, vous devez saisir l’auditeur et lui faire vivre l’émotion spécifique de l’œuvre par le seul truchement de votre voix. D’ailleurs, vocalement, vous pouvez parfois aller beaucoup plus loin. Comme il n’y a pas le volume de l’orchestre, vous pouvez risquer des hyperpianissimi, si bien que, oui, peut-être que la marge de manœuvre musicale qui vous est offerte est plus large.

« Le plus compliqué,
c’est d’être loin de ceux que l’on aime »

En effet, à l’opéra, votre « marge de manœuvre » est moins flagrante. C’est d’ailleurs la troisième polymorphie qui caractérise votre métier, comme nous l’évoquions au début de cette deuxième partie : la soliste est à la fois seule et intégrée à une troupe éphémère – ce qui peut être aussi exaltant que décevant, j’imagine. Après plus de vingt ans de carrière, sauriez-vous déterminer ce qui va vous permettre d’être à l’aise dans une production ; et, à l’inverse, certaines conditions risquent-elles de vous demander un temps d’adaptation ?
Cela dépend d’abord de la taille de la production. Moins il y a de partenaires, plus vite on comprend comment cela va se passer. Après, je ne vois pas trop d’occasions où j’ai vécu des expériences pénibles. En revanche, souvent, j’ai l’impression de ne pas être dans le même monde que tous mes collègues, voire de ne pas exercer la même profession.

En termes d’exigence artistique ?
De projet artistique, plutôt. J’ai croisé des chanteurs très, très chanteurisés, comme nous disions dans la première partie de l’entretien. Ils parlent de chant toute la journée, même pendant les pauses. Le chant, le chant, le chant, ils ne savent parler que de ça. Heureusement, dans une production comme Aida où il y a énormément de chanteurs, surtout quand on est en double cast, il y a toujours au moins un collègue – et en général davantage – grâce à qui vous vous dites : « Voilà, on est là pour la même chose. » Et si ce n’est pas sur le plateau, ce sera un instrumentiste, un chef de chant, un pianiste, un coach… On se raccroche à qui on peut. En fait, moi, j’ai une règle : quand je quitte ma maison, je veux savoir pourquoi je pars.

En clair, vous voulez être convaincue de la nécessité de votre présence et de la qualité de l’enjeu ?
Disons que je refuse énormément de propositions. Sans bonnes raisons, je ne quitte pas mon chez-moi. Je suis une maman. Mon fils a bientôt treize ans [âge soigneusement actualisé par la maman en février 2019 !]. J’en suis dingue. Cela fait partie des paramètres importants dans mes choix de carrière ; et cela rejoint aussi les difficultés concrètes de notre métier, que je vous avais promis d’aborder. La principale, c’est vraiment ça : être loin de ceux que l’on aime. Par exemple, quand vous faites vos débuts à Vienne, vous avez envie que votre famille soit là.

Et ç’a été le cas ?
Ouiii ! Alain a pris un avion in extremis après sa scène orchestre de Lohengrin à Bruxelles ; si bien que j’avais, dans la salle, mon mari, mon fils, mes parents. Le théâtre pouvait s’écrouler…

C’est ainsi que le « taureau félin » a pu entrer en scène pour affronter Brünnhilde.
En effet. Car ça, ç’a toujours été essentiel pour moi. D’autant que je suis longtemps restée collée à mon fils ! Dois-je raconter cela ? Ma foi, oui, c’est cela aussi, la vie d’une chanteuse ! Donc je le dis : j’ai allaité mon fils quatorze mois. Or, j’ai rechanté moins de trois mois après avoir donné naissance [sur le « tsunami émotionnel » que déclenche le fait d’être diva et maman, on peut compléter ces confidences avec un riche entretien disponible ici]. C’était Le Château de Barbe-Bleue, déjà. Autant dire que j’ai été habituée à ce que mon fils soit tout le temps avec moi. Même à l’opéra.

Arthur vous attendait en loge ?
Exactement. Je me souviens que, quand il avait neuf mois, je chantais Brangäne. Je me revois, dans notre ancien appartement, avec le porte-bébé et moi en train de hurler Brangäne. J’imagine qu’il n’aimait pas que je le pose, donc il était tout le temps avec moi, même pendant les répétitions, chez moi. Après, je suis partie faire la prod avec lui. J’avais une nounou à disposition, et il ne me quittait jamais. C’est un luxe que je suis heureuse de pouvoir m’offrir, mais il y a un mais : quand ils ne sont pas là, ça rippe. Voilà pourquoi, avant d’accepter une production, je mets en balance le plaisir de chanter et la nécessité de voir grandir mon fils.

« On peut se faire des fractures,
mais show must go on ! »

Arthur a dû beaucoup voyager avec vous…
Oh, oui. Il a été scolarisé plein de fois dans les lycées français. Pas le choix : il m’était impensable de passer entre quatre et six semaines, pour une nouvelle production, loin de lui.

Quel genre de propositions avez-vous choisi de décliner pour concilier vos obligations et votre besoin de vivre auprès des vôtres ?
Typiquement, des petits rôles dans des endroits prestigieux… ou, du moins, des rôles de second plan et peut-être pas si petits que ça !

Ces petits rôles ne sont-ils pas un moyen de mettre le pied dans certaines institutions majeures ?
Il est possible que j’en paye un peu le prix, aujourd’hui. Peut-être qu’accepter m’aurait davantage mise en orbite ! Cependant, cela me permet de me concentrer sur ce que j’aime. Ne pas être là pendant six semaines pour refaire Le Château de Barbe-Bleue, mais alléluia ! C’est tellement riche, ce que vous apprenez, ce que vous recevez, avec cette œuvre… Et puis, peut-être que, en refusant des petits rôles, j’ai réussi à faire ce que je préfère : alterner concert, opéra mis en scène et récital (même si j’aimerais décidément en donner davantage). Ça, pour moi, c’est extraordinaire.

Même dans l’extraordinaire se niche l’ordinaire : vous êtes l’une des rares artistes lyriques à rappeler que vous êtes, aussi, contrairement aux apparences scéniques, un être humain. En clair, comme vous l’avez souligné, « les chanteurs ne sont pas des machines » et « il  y a des plantades tout le temps, à l’opéra : on part trop tôt, on rate une note. » Chacun comprend le principe. Mais, sur des productions pour lesquelles les spectateurs ont payé leur billet entre 35 et 231 euros, par ex., chacun escompte aussi que vous serez exceptionnelle quand, nous, nous sommes présents. Comment gérez-vous les moments où votre voix vous semble fragilisée, où votre enthousiasme d’aller bosser est amoindri, où votre envie de chanter est grignotée par des soucis pesants, et où, malgré tout, il faut y aller ?
Vous avez raison, nous devons toujours avoir un niveau d’exigence de dingue. En d’autres termes, vous devez être le seul à entendre que, ce soir, vous êtes moins bien. Si d’autres que vous sont susceptibles de l’entendre, alors il ne faut pas y aller. En un sens, c’est pas compliqué ! À titre personnel, j’ai très peu annulé au cours de ma carrière. Ça m’est arrivé deux fois. Si on ne peut pas chanter, on n’y va pas. Si on y va, c’est que l’on peut. Vous vous souvenez du couplet de Christa Ludwig à propos de l’influence des règles et de la ménopause sur ses performances [voir Christa Ludwig, Ma voix et moi, Les Belles Lettres – Archimbaud, trad. Françoise Tillard, pp. 77 et 218]. Oui, c’est vrai que nous, les femmes, nous sommes plus fatiguées dans ces circonstances. On va annuler pour ça ? Ben non.

« On fait le spectacle pour le public »

Mais comment vous débrouillez-vous pour…
On dit merci à la technique. La technique, ça sert à ça. Maintenant, si vous êtes aphone et si vous avez chopé un virus, c’est autre chose. Pour le reste, quand on est moins bien, y a la technique qui est là pour que le public ne puisse pas entendre la méforme. Si la méforme est perceptible, alors, je le redis : mieux vaut rester chez soi ce jour-là.

Cependant, vous n’êtes pas des machines.
Quand je dis : « On n’est pas des machines », ça veut dire que tout peut arriver, et personne s’en rend compte, et vous vous retrouvez allumée dans un papier. Je vais vous donner un exemple qui m’est arrivé. Juste avant mon entrée dans Tancrède, un gros mouton de poussière est tombé des cintres. Ça ne s’est pas vu de la salle, mais je l’ai avalé. Là, c’est l’enfer. D’autant que j’étais en superforme, mais c’était fini. Non, vraiment, on n’est pas des machines ! On peut se faire mal en scène, ça arrive très souvent [voir Christa Ludwig, 112]. On ne le dit pas. On peut se faire des fractures, et pourtant show must go on. Personne le saura. Personne. En revanche, vous lirez : « Monsieur Machin a fait des notes un peu bizarres… » Ben oui, il venait juste de se casser le doigt ! Alors, c’est vrai, comme vous le dites, c’est pas le problème du spectateur qui a payé sa place en fonction de ses moyens ou de sa passion. Mais c’est vrai aussi que les gens qui viennent vous voir dans la loge sont en larmes, submergés par l’émotion. Et c’est vrai aussi que le critique s’imagine que son boulot, c’est de trouver ce qui va pas, ne serait-ce que pour prouver qu’il était là et qu’il est immensément cultivé. Dès lors, votre réalité concrète de chanteuse, pas de machine, il s’en fiche !

En plus des nuages de poussière, j’imagine que de nombreux éléments peuvent impacter objectivement votre performance. Le décor, par exemple…
Carrément ! J’ai le souvenir d’une production très chouette, mais avec un décor monstrueux qui exigeait une performance physique de dingue. On passait trois heures en scène, jamais stables, jamais les deux pieds au même niveau, sur des trucs un peu mous, en train de courir dans tous les sens en chantant des trucs ultrahyperathlétiques. En plus, on s’activait dans une tente car le vrai théâtre était en travaux ; comme il n’y avait pas d’acoustique, notre prestation devait être reprise par des relais de micro… qui marchaient une fois sur deux. Résultat, si votre relais se coupait, plus personne ne vous entendait correctement. On arrivait vraiment aux limites, ce qui avait l’avantage de nous pousser dans nos retranchements ; mais, du coup, les experts patentés pouvaient très bien se dire : « Tiens, la femme du chef n’a pas de voix, en vrai ! », ou « Ah, le ténor, son aigu, il ne l’a pas tenu… » Parfois, on n’entendait plus rien, puis les voix meuglaient. Et vous, vous pensez aux gens qui sont venus faire leur papier… Ben qu’ils le fassent ! Je trouve ça juste pas honnête. Venez dans des bonnes conditions. Venez dans un vrai théâtre. Puis, si ce n’est pas le cas et que le résultat ne vous a pas plu, ne dites rien ou constatez l’effet que ce spectacle a sur le public. Parce que, pardon, mais on fait quand même le spectacle pour lui. Pour le public.

Tant pis pour vous : je n’avais pas prévu d’ouvrir la troisième et dernière partie de l’entretien sur ce point, mais l’occasion est trop belle ! Je vous propose donc que, après une coupure idéale pour faire monter le suspense, nous entamions notre ligne finale, consacrée à « ce que c’est, concrètement, qu’être une artiste lyrique internationale », en faisant un point sur votre rapport à la critique. Ça vous va ?
Oh, oui !


À suivre : entretien avec Nora Gubisch, épisode 3/3
Il sera une fois – La vie d’artiste