Jean Muller, Wolfgang Amadeus Mozart, Salle Cortot, 20 février 2019
C’est toujours le même problème, avec les pièces pour clavier de Mozart : ne sont-elles pas la preuve accablante que le zozo-à-perruque est incroyablement surévalué ? Christian Chamorel avait lancé le débat tantôt ; son acolyte Jean Muller le poursuit avec cette intégrale des sonates qu’il interprète une nouvelle fois, ce coup-ci à la salle Cortot, en quatre soirées – nous assistons au troisième épisode. En concert comme au disque, nous avons eu l’occasion d’entonner les louanges de l’artiste. L’écouter affronter un répertoire qui n’est pas celui qui nous passionne le plus pique notre curiosité et notre appétit avec, au programme, quatre sonates entrecoupées d’un entracte.
La Dixième (KV 330) ouvre le bal. D’emblée, on est saisi par la façon puissante dont ce grand gaillard dompte le piano avec un maître-mot : la légèreté. Au bout de ses touches, moins de marteaux que de fines rémiges. À l’allant du premier mouvement répond la délicatesse du deuxième – non point tant celle d’une composition mignonne mais peu inventive, que celle de l’interprète, capable notamment de fomenter un large spectre de nuances douces. Cet art n’est, ouf, en rien contradictoire avec la vélocité digitale qui, au troisième mouvement, rend le propos d’une clarté pour le moins pimpante. À ce stade, déjà, deux questions nous taraudent si elles ne nous turlupinent pas : comment pourrait-on mieux jouer ces sonates ? et pourquoi jouer aussi bien ces pièces sans piment alors que tant d’autres, portées par de tels doigts – qui se sont confrontés à un répertoire très différent – et de telles intentions, nous saisiraient ?
La Neuvième (KV 311), dont une version dublinoise circule sur YouTube, s’ouvre pour nous sur un concerto pour papier de bonbon. La merdasse de vieux qui nous jouxte presque a lâché l’affaire et peine longtemps à extraire sa saloperie de son emballage plastique. Invité tâchant d’être vaguement correct, nous ne pouvons faire comme lors de notre dernière séance opératique où nous proposâmes à notre voisine un marché : tu continues, je te tue – j’ai pas réservé un an à l’avance pour qu’une salope me salope Rusalka avec ses bruits de cuticules, j’me comprends ; t’arrêtes, tu vois le spectacle jusqu’au bout (elle partit à l’entracte après avoir bien cessé de faire craquer ses ongles de pouffe, comme quoi, c’était possible). Quand, enfin, le vieux con parvient à ouvrir son bonbon, à son regret suppute-t-on, il entreprend de jouir de son immunité en jouant avec l’emballage car, visiblement, il s’emmerde et souhaite emmerder autrui. Détail ? Peut-être même si pas sûr, car vécu des spectateurs susceptible de contaminer avec férocité leur émotivité artistique.
Autour, d’autres spectateurs préfèrent des jeux moins bruyants mais plus visuels – ils filment le mec qui ploum-ploume, faut s’occuper. C’est pour le moins irrespectueux à l’égard d’un artiste qui a fort affaire pour rendre le brio d’une partition faussement simple : la mélodie circule de la main droite à la main gauche, les mains se croisent, et cependant tout est d’une limpidité plus que cristalline – éblouissante. Le deuxième mouvement impressionne itou par l’association entre la douceur des duos et l’efficacité des percussions jamais lourdes, toujours précieuses. L’acoustique de la salle ne fait pas que réverbérer les grincements des fauteuils ; elle semble un excellent écrin pour permettre aux auditeurs attentifs de jubiler d’un jeu tonique et malin, que le troisième mouvement illustre à son tour. Énergie et vitesse, légèreté et envie d’avancer, précision du détaché et habiles respirations dans le flux narratif – la sonate peut bien paraître par instants fastidieuse, Jean Muller parvient à la sublimer pour captiver ses spectateurs.
Après l’entracte, la Dix-septième ne pose nul souci au musicien pour continuer de tendre son arc entre souplesse, tonicité et musicalité. Ainsi, le premier mouvement crépite sans exploser, brille sans aveugler, musicalise, hop hop hop, sans gnangnantiser. Le deuxième force l’admiration par la capacité de l’artiste à rendre délicat un propos qui, malgré des efforts d’harmonisation un brin spécifiques, sonne quelque peu creux. Le troisième mouvement réveille une salle qui s’engourdit, moins grâce à la vitesse que grâce à la fringance, si ce mot existait, de l’instrumentiste. Les petites saucisses s’agitent, rythment, nuancent. C’est techniquement et artistiquement fort gouleyant.
Astucieux, Jean Muller finit son récital avec la Onzième. Articulant thème et variations, majeur et mineur, le tube de l’Andante grazioso qui ouvre cette sonate en La est une occasion en or pour l’interprète d’interpréter avec sa justesse coutumière, id est sans surjouer la sensibilité tout en caractérisant, précis, chaque broderie mozartienne. La technique du colosse est telle qu’aucune difficulté ne paraît difficile. La capacité à relancer le discours et à donner chair sonore à ce qui pourrait n’être qu’un squelette convenu séduit en diable. Radicale indépendance des mains, clarté de ce qu’il est sans doute chic d’appeler l’agogique, précision des ornements, multiplicité des nuances, tout pimpe la sonate, menuet compris. Le Rondo alla turca, partagé comme ses prédécesseurs entre majeur et mineur, suscite l’enthousiasme d’un public soudain à fond derrière le héraut. Ça virevolte à souhait, ça n’en fait jamais trop, et ça ne s’en tient pourtant – à aucun moment – à une lecture neutre de bon élève. Puissant.
Comme lors du concert de Dublin, l’artiste finit le concert par un bis nocturne tiré de l’opus 9 de Frédéric Chopin – un golden hit où le savoir-faire sert une interprétation juste, qui vaut à l’artiste un triomphe mérité après qu’il a confirmé son excellence même quand, faut bien le reconnaître, y a, a priori, pas tant de pétarade que ça susceptible d’animer la boîte à boum-boums. Les curieux trouveront le premier volume de l’intégrale ici. Les Franciliens intrigués cocheront le 17 mars, 17 h 30 sur leurs tablettes. Bonne acclamation à tous.