Yusif Eyvazov, Salle Gaveau, 7 février 2019
Voici le récit d’un récital qui risque de sonner comme la description de déceptions. Baste, assumons-le, brof.
Le concept
Yusif Eyvazov n’est pas un ténor comme un autre. C’est M. Netrebko. Est-il pour autant suspect de vivre aux crochets de madame, présente pour le concert, qui l’a imposé sur les plus grandes scènes du monde ? Certes non. Si les contacts et les exigences de la diva du moment lui ont permis d’accélérer méchamment sa carrière, l’artiste n’en a pas moins les moyens et l’envergure des défis qu’il relève. Il nous souvient ainsi d’avoir alterqué avec un paltoquet qui le huait, comme moult autres, à l’issue de sa première à Bastille, où l’artiste avait pourtant été brillant. Quand je rentrai, l’on m’expliqua la raison de cette bronca : M. Netrebko, piston, etc. C’est donc avec curiosité que nous nous rendons, à l’invitation d’une fan du couple doré, à son récital russo-rital.
Le concert
La première partie enchaîne huit romances, trois de Sergueï Rachmaninov, trois de Piotr Ilitch Tchaïkovski et deux de Kara Karaïev. La première déception arrive alors : l’artiste est rivé à son classeur. Difficile, avec cette béquille scénique, de faire passer l’émotion d’un homme censé être déchiré par les séparations (Rachma), qui se languit loin de sa belle (Tchaïko) ou simplement, s’il est possible de l’être avec simplicité, triste (Kara). D’autant que l’artiste, dont la voix met quelques strophes à se hisser à la hauteur de son talent, semble emprunté scéniquement, tantôt tenté par la mise en espace, tantôt rattrapé par son absence de par-cœur et contraint de chercher de sa main droite les courbes sensuelles du piano. Celui-ci est la deuxième déception du récital : rarement un Steinway nous a paru sonner aussi mal. Sans traiter ce mastodonte de casserole, faut pas abuser, l’instrument manipulé par Enrico Reggioli, « coach vocal » du couple doré, manque, à nos ouïes, de tout : de justesse, de chaleur, de finesse, de beauté, en somme. Couronnant la première partie, les deux extraits opératiques de Piotr Ilitch Tchaïkovski – un air d’Eugène Onéguine, où Lenski regrette avant de peut-être-mourir les jours dorés de sa jeunesse, et un air de La Dame de pique, où Hermann est sur le point d’emballer Lisa – injectent enfin de l’émotion dans un concert moins monotone qu’éteint, en dépit des passions décrites, d’une voix puissante et d’un souffle impressionnant.
La seconde partie est italienne. Quatre chansons de Franco Paolo Tosti (je ne t’aime plus, reviens, souviens-toi, que je meure) précèdent la « Musica proibita » de Stanislao Gastaldon, dit Flick-Flock, qui met curieusement dans la bouche de Yusif Eyvazov les mots d’une jeune fille. Après un intermède interactif (le premier duo de Don Carlo avec Juan Carlos Heredia, qui a gagné un concours lancé sur les réseaux sociaux par la vedette), trois mélodies de Salvatore Cardillo (« Cœur ingrat, tu as volé ma vie », avec harmonisation improvisée), Rodolfo Favo (« je t’aime, je t’aime beaucoup ») et d’Ernesto de Curtis (« Je veux être avec toi ») ressassent avec métier les mêmes ficelles que l’artiste peine à rendre palpitantes à chaque épisode tant les structures musicales, les enjeux techniques et les projets émotionnels se ressemblent d’une chanson l’autre. La séance se termine par deux tubes : un clin d’œil bizétique au public français (« La fleur que tu m’avais jetée » : la voix est là, à la différence de la langue, tout à fait originale) et un mégahit de Puccini pour non pas la mais le Calaf, « Nessun dorma ». Se faufile alors un semi-bis. En effet, la pièce est annoncée sur le programme, suscitant la perplexité du public quand l’artiste quitte la scène après Giaccomo, attendant les « Encore ». Avant que, avec humour, le musicien prétende qu’il n’en peut plus, résonnera la supplique d’Ernesto de Curtis, « Non ti scordar di me », avec re-harmonisation improvisée, enlevé comme un morceau de gala.
Le bilan
Deux déceptions majeures : le prompteur acoustique, d’une part, et, d’autre part, la succession de pièces certes cohérentes et globalement trrrès exigeantes, mais dont l’enchaînement paraît sans enjeu artistique. On croit entendre un disque, souvent admirable mais, en live, l’on peine à masquer son ennui. Sur ce format du récital, à Pleyel, la Fleming, la Westbroek et le Bryn, par exemple, avaient su nous emporter dans leurs défis (il revient à ma mémoire les souvenirs des colliers et des cycles redoutables – avec un formidable pianiste polonais – affrontés par la Renée, avec un vrai bis approximatif car en chantier ; pas plus avons-nous oublié la jubilation canaille et techniquement superbe du Terfel avec l’Orchestre de Belgique à Pleyel). Il y avait, dans ces concerts, un projet, une envie, une dynamique. Ici, l’accumulation de paillettes ne manque pas d’éclats sporadiques qui attirent les wow, mais son scintillement finit par lasser, faute de nous guider vers des ombres chatoyantes, des abîmes moins uniformes ou des lumières plus variées. Ajoutons à cela deux déceptions mineures : faire payer, en plus du billet, les ouvreuses et les programmes (cinq euros pour un livret bourré de pub !) est une dégueulasserie qui justifierait presque que la salle fût à moitié vide ; et l’attitude désinvolte de la vedette pressée devant les fans qui, contrairement aux privilégiés ayant accès à sa loge, l’ont attendu longtemps à la sortie, est assez moche non pas dans l’absolu mais de la part d’une star qui joue les accessibles sur les réseaux sociaux.
En bref, rien de mauvais, d’indigne ou de bâclé, point du tout : juste un sentiment de déception à plusieurs titres. Au moins avions-nous prévenu nos lecteurs que nous risquions d’être un peu plus incisif que de coutume. Peut-être ça passe moins mal de la sorte.