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Après que nous avons eu l’occasion d’applaudir avec émotion aux Sonates puis aux Ballades et autres pièces de Frédéric Chopin sous les doigts d’Eugen Indjic, il est temps de poursuivre l’exploration du catalogue de cet artiste à travers les Scherzi et Impromptus enregistrés en 2006 en Pologne, à la Philharmonie de Bydgoszcz.
Le Premier scherzo s’ouvre sur un Presto con fuoco en si mineur joué comme si l’indication de tempo et d’esprit était un euphémisme. C’est à la fois la fête aux petits doigts qui tressaillent, mais aussi la célébration de la clarté et de l’énergie. Loin d’une simple – le terme est maladroit, une dissonance étant parfois plus signifiante qu’une belle tierce picarde – démonstration technique, l’interprétation dynamise la partition grâce à des accents aussi légers que judicieux, aussi éclairants qu’astucieux. Si bien que, en dépit des copiés-collés de la partition, pas un instant la lassitude ne risque de guetter l’auditeur. Un bel interlude en Si, rappelant le débat sur « le mode triste, chez Chopin, sera-ce pas, parfois, le majeur comme chez Schubert ? » [voir par ex. le miniéchange récent, sur le sujet, entre Camille de Rijck et René Jacobs, autour de l’affirmation de Martin Crimp, in Diapason n°675, janvier 2019, p. 35], prépare le dernier copié-collé de l’opus 20. Une fois n’est pas coutume : faute d’en avoir assez, on remet le morceau au début avec empressement… et pour profiter aussi de la magnifique prise de son signée Zbigniew Kusiak.
Le Deuxième scherzo en si bémol mineur (microaperçu ci-d’sous) s’inscrit dans la catégorie des golden hits du répertoire. Eugen Indjic l’aborde donc comme il convient : sans chercher à faire le malin en assénant distorsions, à-coups ou tempi saugrenus, mais avec ses spécificités d’artiste – association entre vivacité et pulsation, et utilisation remarquable de la pédale de sustain. L’explosion du premier accord laisse augurer du meilleur. Sur un tempo allant sans être précipité, l’interprète s’attache à rendre avec astuce l’étrange juxtaposition entre brisures interrogatives et lyrisme au souffle puissant. Le long interlude en La développe sur un principe proche l’emportement des croches prestes, les attentes portées par des blanches pointées et de brèves envolées « delicatissimo » vouées à redégringoler vers un même sentiment battant qui s’exacerbe et s’enflamme. La personnalité de l’artiste, y compris dans le travail singulier de résonance quand trois voix se mêlent (basses, accompagnement et mélodies), travestit chaque répétition en déclinaison nouvelle d’une même formule. Magistral et plaisant.

Le Troisième scherzo en do dièse mineur réclame à nouveau d’être joué « presto con fuoco ». Avec un artiste capable de transformer le cirque virtuose en moment de grâce, on s’en pourlèche les esgourdes à l’avance. L’originalité de la pièce est de privilégier unissons et octaves, conduisant l’interprète à devoir à la fois opter pour une articulation, une dynamique et un son aptes à donner du liant à ce qui pourrait paraître sec et austère en dépit de la technicité requise. L’interlude en si bémol mineur fait dialoguer des séries d’accords, entre grave et médium, avec leur écho en croches parallèles dans les aigus, ramenant sans cesse les rêves d’envolée vers la Terre ferme que symbolise la tonalité liminaire martelée par les octaves parallèles. Du coup, cette pièce n’est pas la plus charmeuse de la tétralogie mais, interprétée avec une évidente profondeur, ce n’est certes pas la moins intéressante.
Le Quatrième scherzo en Mi est donc le seul de sa classe à être écrit « en majeur ». Il s’ouvre sur un prélude enchaînant plages posées et surgissement d’accords ou de croches virevoltantes. Le morceau s’articule ainsi sur des formules concaténées qu’aèrent des modulations brèves. Le musicien doit donc, un, rendre le côté faussement impromptu de la pièce (en cela qu’elle ne développe pas un thème, elle le ressasse) ; deux, guider l’auditeur dans cet assemblage de répétitions à peine enrichies par un grand interlude nostalgique ; trois, trouver des astuces dans le rythme, les respirations, les intentions pour donner à chaque ressassement un pétillement propre. En dépit d’un piano qui semble très ponctuellement souffrir (piste 4, 9’22 : quel est donc cet étrange mi grave ? en fait, peu importe, mais le pseudocritique aime toujours montrer qu’il a écouté la bande, n’en tenez pas plus compte que ça) Le résultat garde en éveil de bout en bout et, par-delà la virtuosité dont les différentes manières de toucher le piano témoignent, sonne comme une démonstration euphorisante d’intelligence musicale.
S’ensuivent les « trois impromptus plus un » (plutôt composés entre 1837 et 1842 qu’entre 1937 et 1942 comme indiqué sur notre version par un doigt malencontreux !). Le Premier impromptu en La bémol énonce une partie A en duo où l’interprète ne se contente pas de contraster entre une main gauche d’accompagnement vs une main droite mélodieuse : l’articulation, la disposition des accents, la très légère dilatation de la régularité dépassent la joliesse pour donner chair à la musique. La partie B conte fleurette au fa mineur sans inverser la répartition de la mélodie : accompagnement avec réflexe à gauche, mélodie et variations à droite ; puis retour de la partie A et petite coda. Disons même, moins que coda, coda-codette – popopo, ce niveau d’humour plus-que-consternant mérite d’être surligné et ouhouhté plus que de raison, j’en conviens. Le Deuxième impromptu, en Fa dièse majeur (six dièses, si c’est pas de la provocation !) s’ouvre, « Andantino », sur l’accompagnement de la main gauche, comme si la main droite vedette se voulait faire attendre. Une mélodie simple se déploie, parfois agrémentée de traits proposant 23 notes pour 8 croches. Une transition, dont Eugen Indjic veille à ne faire ressortir que la voix supérieure, prépare une partie B où un rythme pointé, bientôt doublé en octave, esquisse une mélodie solennelle qui s’impose crescendo puis reflue, vers la tonalité de Fa, façon barcarolle. Ainsi se prépare le retour de la partie A que des triples croches vont noircir avec gourmandise. On apprécie que l’artiste, d’une part, veille à guider l’oreille sans masquer la beauté de la pièce ni les effets de surprise, d’autre part, trouve, même sous l’afflux de notes, l’occasion de respirer, évitant la banalité du trait façon trille trémolo afin d’en faire ressortir la délicatesse plutôt que l’ivresse du prompt.
Le Troisième impromptu, en Sol bémol (six bémols, cette fois, sans compter les doubles : y a rien, monsieur l’arbitre ?), tranche davantage par son tempo Allegro vivace que par sa mesure à 12/8 déjà largement utilisée à l’impromptu précédent. La pièce commence par un duo vite enrichi d’un trio dont l’exécutant flatte les dissonances et l’intérêt par une rythmique à la fois régulière et souple. Une brève transition conduit vers le mi bémol mineur où la main gauche prend le lead avant que le retour de la partie A n’y mette bon ordre. La Fantaisie-impromptu s’inscrit elle aussi dans la série des mégatubes de Frédéric Chopin. Le pianiste s’attache à y rendre le caractère distinct des deux parties A et B quoique fondé sur un balancement proche de la main gauche. Sa facilité technique lui permet de glisser des intentions (ainsi de la différence de tonicité entre les deux notes d’un même octave) que le commun des exécutants corrects, qui n’est déjà pas le commun des pianistes, serait incapable d’immiscer ; et cependant, l’artiste refuse l’esbroufe dont certains virtuoses souillent leurs prestations, par ex. en accélérant le tempo ou en surjouant les parties rubato. Avec un goût très sûr, Eugen Indjic associe texte, esprit du texte et vitalité. What else?


Eh bien, un bis. En l’espèce une Chanson lituanienne extraite des Chansons polonaises. On suppose que l’arrangement est maison puisque nul adaptateur n’est mentionné et que nous ne connaissons pas d’éventuelle transcription chopinistique. C’est techniquement à la hauteur du reste du programme : nuances, doigts, et liberté par rapport au texte original pour piano et voix. Comme nous aimons qu’un récital au disque, même sous forme de pré-intégrale, finisse comme un vrai récital, avec un p’tit bonus, nous jubilons – le disque est remarquablement interprété et enregistré ; et le cadeau aussi fin que final couronne joliment la prestation ébouriffante.
En conclusion, on regrette que le site de l’artiste renvoie directement à ses albums en ligne car on eût aimé connaître les éventuels projets, notamment de concerts (parisiens, siouplé) de ce Russo-Franco-Américain (ceux qui ont la chance de disposer du disque physique souriront en comparant sa bio en français et en anglais). Synthétisons : le pianiste est exceptionnel. Hâte de l’applaudir en direct mais déjà fort ravi d’inciter d’éventuels curieux, autant que concerné nous sommes, à le découvrir.