Jean Guillou, « Lives à Saint-Matthias de Berlin, vol. 1 », Augure
Premier épisode des concerts de Saint-Matthias de Berlin édités par Augure, le récital dont il sera question ici n’est certes pas le premier qu’ait donné in situ Jean Guillou – pas plus que l’autre concert allemand chroniqué tantôt. Cependant, comme les autres publications de ce label, il bénéficie, en sus du numéro 1, d’une présentation soignée, avec livret trilingue de 28 pages et, surtout, double présentation des œuvres sur CD et DVD (avec morceaux bonus), et il démontre donc l’originalité de la maison Augure. En effet, a priori, sa production a tout pour lasser promptement : elle n’édite que des archives de Jean Guillou. Pourtant, ses manitous réussissent à trouver systématiquement un axe qui dépasse la publication d’un des milliers de récitals donnés par l’organiste. Grâce à ses envois, nous avons ainsi eu l’occasion d’évoquer cinq aspects du musicien :
- le récitalier récidiviste,
- l’improvisateur synesthésique,
- l’organier interprète,
- l’organiste nomade et
- le multi-instrumentiste.
Après le temps du sujet pluriel, voici venu le temps de l’objet singulier – bref : un CD + DVD, première dans le catalogue Augure, quoi que le produit soit vendu au prix presque rigolo de 15 €, rendant une telle production accessible tant aux fans qu’aux curieux. La retransmission s’ouvre sur le monumental diptyque BWV 548. Le prélude semble intarissable : ça festonne, ça pétille, ça rebondit… en dépit de tenues sporadiques de la pédale semblant proposer une conclusion au discours. Puis la danse de saint Guy contamine aussi les pieds, emportés dans la même course énergique. Point de facéties, ici, mais des doigts sûrs (le DVD montre l’artiste jouant par cœur) et une volonté d’avancer indispensable pour que les ressassements obsessionnels de la fugue ne sombrent pas dans l’ennui du raga. Tel fat pourra pointer çà des noires à la pédale un brin irrégulières, des dialogues manuels qui sonnent parfois un peu confus dans le finale, une accélération étrange – quoique assumée – et des rajouts d’octaves en fin de bal dont l’incongruité signe une interprétation guillouistique. L’ensemble n’en est pas moins de très haute tenue. En sus des doigts, on salue le souci de faire de la musique en donnant vie aux différents plans des pleins jeux et en privilégiant, en dépit des moyens du septuagénaire, la partition sur les tentations de virtuose – excès de brio ou tentative d’aller plus vite que la musique.
Le DVD place les Scènes d’enfant du compositeur-musicien en deuxième position alors qu’elles sont annoncées troisièmes sur le CD. Ce sera la seule pièce jouée « pas par cœur ». L’œuvre se présente comme une succession d’idées discontinues, articulées en treize mouvements caractérisés par une simple indication de tempo. La pièce, exigeant une grande dextérité, est un plaisir pour l’auditeur qui veut découvrir une grande partie des immenses possibilités de l’orgue. Variété des registrations (id sunt les types de sons utilisés) mettant notamment en valeur les divers anches et fonds, sonneries à des octaves opposés, richesse des modes de jeux (notes répétées, unissons avec notes en cascade et cependant immobiles, échos, quasi clusters, bariolages, combats d’accords, pédale en soutien ou en doubles accords enchaînés…), éclectisme des modes de narration (éclatements fiévreux, moments planants où dialoguent anches et deux pieds, crescendos menaçants, brusques changements d’atmosphère avec la présence d’un inquiétant tremblant, enchaînements soudains ou ruptures silencieuses) font que, même si l’oreille n’est jamais séduite – disons : détournée – par une mélodie accrocheuse, elle se laisse capter par cette instabilité sonore qui démontre une envie gourmande de jouer, avec un sérieux enfantin mais une maîtrise adulte, en tripatouillant tous les p’tits bitounious que cache le concept générique d’« orgue » et en se racontant une histoire comprise par le seul joueur. La pièce ne s’appelle-t-elle pas Scènes d’enfant ?
À l’instar des Scènes exigeant d’entrer dans le monde de Jean Guillou, le Deuxième choral de César Franck exige d’accepter les paris de l’interprète, donc de laisser ses convictions franckistes personnelles à la porte de cette piste. C’est une condition indispensable pour profiter d’une vision partiellement déroutante. Les premières minutes surprennent, par exemple, par l’accentuation des notes pointées, par l’enchaînement des séquences souvent aéré grâce à des respirations de durée variable, ou par le surlignement des notes répétées – sans doute pour montrer l’hésitation de la pensée qui se construit, puisque ce « choral » s’amorce par une passacaille, id est un morceau tournant en boucle autour d’une séquence de seize mesures théoriquement immuables. Toutefois, ces prévenances peuvent s’estomper rapidement grâce à trois éléments. D’abord, on doit reconnaître la cohérence de la vision qu’apporte Jean Guillou à l’œuvre : il ne la joue pas pour les franckophiles tradi, il la joue selon son point de vue musicologique, et pourquoi pas ? Ensuite, il faut saluer le soin apporté à la registration, dans les sonorités d’ensemble – superbes ondulants et fonds de 16’ – ou le changement d’un jeu, précis et précieux, au sein d’une même séquence. Enfin, les modifications de tempi et d’esprit, autrement dit la dimension rhapsodique de l’œuvre, avec ses passages à jouer parfois « largamente con fantasia » – voilà qui correspond à merveille à un interprète qui a souvent aimé redéfinir les carcans des rythmes réguliers et des mesures. Ajoutons que la fin, éthérée mais certainement pas mièvre, est rendue avec une justesse tout à fait susceptible non pas de lever les préventions que l’on pourrait avoir, mais assurément de convaincre que cette interprétation personnelle mérite d’être et diffusée, et écoutée.
En sus d’une crinière de savant fou, Jean Guillou a moult couvre-chefs : le musicien ajoute son chapeau d’interprète au sombrero de compositeur, et au béret d’organologue le képi de transcripteur. C’est cette capette qu’il va coiffer pour la grosse demi-heure que réclament les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski, jadis pour piano.
La première « Promenade » joue avec prouesse de la spatialisation sonore que permet l’instrument de Saint-Matthias. En faisant gronder les basses, « Gnomus » instaure une inquiétude délicieuse, celle que l’on ressentait jadis en jouant à se faire peur. La deuxième « Promenade » poursuit notre baguenaudage musical immobile puisqu’elle offre l’occasion aux petites flûtes de chanter. L’orientalisant « Il Vecchio Castello » justifie, s’il en était besoin (non, donc), la transcription pour orgue, en opposant aux fonds deux cromornes pendus au balancement de la pédale, puis en développant un dialogue entre moult sonorités sans perdre le fil conducteur. La troisième « Promenade » secoue la torpeur hypnotique qui s’est installée en proposant un petit interlude sur plusieurs pleins jeux. « Tuileries » optimise les quatre claviers en offrant d’amusantes frictions entre sonorités légères. Parfait contraste avec l’entrée solennelle de « Bydlo », pièce que parcourt une double pédale rythmique dont l’énergie prépare un très beau decrescendo.
La quatrième « Promenade » se promène dans les aigus tremblants avant que le grondement des fonds et des 16 pieds ne trouble cet angélisme comme pour mieux se laisser surprendre par le grotesque « Ballet des poussins dans leurs coques ». Jean Guillou parvient à y créer des effets d’écho en sautillant d’un clavier à l’autre et en y ajoutant les jeux aigus de la pédale – les minuscules scories, inévitables, n’entachent en rien l’équilibrisme brillant ainsi démontré. « Samuel Goldenberg et Schmuyle » explore de nouveau la richesse des anches appliquées à des thèmes orientalisants. Sur un accompagnement d’abord paisible, des notes répétées aux anches s’opposent aux lourdes basses de la pédale. Le thème de la dernière « Promenade » est distribuée aux deux claviers, tandis que la partie harmonisée s’enferme dans la boîte expressive, devenant à la fois écho et mystère.
« Limoges. Le marché » paye son petit presque-french-cancan à l’occasion duquel les saucisses doivent s’agiter vite et sans cesse. Le résultat organistique est fort convaincant. Ensuite, les « Catacombae » et « Cum mortuis in lingua mortua » associent la rondeur des jeux graves de la pédale au cornet. Un panel d’autres registrations fait presque oublier la performance technique de l’interprète, tandis que le transcripteur s’amuse à entendre se répondre le tremblant et la répétition des notes aiguës. Reste à affronter le double grand finale. D’abord, « Baba-Yaga (la cabane sur des pattes de poule) » inquiète comme il se doit, en dégainant ses 32 pieds de pédale ; des guirlandes de notes pétillent aux quatre pattes de l’organiste – quasi une invention de Jean Guillou – afin de préparer l’arrivée de « La grande porte de Kiev ». Cette fois, le sens du contraste du transcripteur met en valeur l’interprète, en dépit d’un usage du tremblant décidément envahissant à notre très immodeste goût. Ce dernier exercice séduit : autant que la registration, la clarté de l’énoncé du thème en dépit de la cavalcade presque finale doit susciter les brava. Ne reste plus qu’à conclure par un tutti pianistique avec ses trilles triomphales.
S’ensuivent quatre bis. La « Danse de la fée Dragée » de Piotr Ilitch Tchaïkovski, est extraite de la transcription maison de Casse-noisette. Une gourmandise pour les spectateurs, une ode aux réflexes pour l’interprète. Une badinerie extraite de la suite BWV 1067, prise à fond de train, rappelle à qui n’en doute que Jean Guillou sait tricoter des gambettes autant qu’ajouter des ornementations plus festives que bachiennes. La « Marche » de L’Amour des trois oranges de Sergueï Prokofiev, dans une transcription de l’artiste, dépoussière les tuyaux qui en auraient encore besoin à ce stade du concert. Puis, après que l’on a vu, fait rare, sourire le musicien, le récital prend toute sa dimension grâce à la chapka d’improvisateur que l’artiste choisit de se visser sur le crâne. Registrant en direct, le créateur semble d’abord chercher l’inspiration dans des festons de notes interrogatives qui parcourent l’étendue de trois des quatre claviers. Des accords répétés mettent un terme à ce prélude et laissent gronder les basses tandis qu’un motif descendant cherche à s’affirmer. Il est renvoyé dans ses cordes aiguës par les notes graves. L’ajout de jeux de deux pieds voire moins accentue le contraste avec les fonds qui, à leur tour, décident de gronder de façon inquiétante, suscitant une accélération finale débaroulant sur un plein jeu conclusif. Un bonus sympathique pour conclure un récital ambitieux, personnel, souvent brillant et fort stimulant.
Quid, in fine, du film ? Ce document d’1 h 30 n’est pas un produit professionnel. Portée par un CD de belle qualité et un vrai livret, la vidéo est de qualité tout à fait correcte pour un souvenir. Serait-elle issue d’une retransmission en direct partiellement remixée par la suite ? Son côté authentique, non léché, contribue paradoxalement au sentiment d’assister a posteriori aux coulisses d’un moment remarquable et ce, en jouxtant l’artiste ! Certes, sur le plan principal, l’écran de contrôle bien en vue attire l’œil en bas à gauche ; les zooms et contre-zooms ne sont pas fluides, euphémisme ; les remontages de caméra et autres travellings suscitent leur lot d’à-coups ; la captation de l’improvisation assume son côté documentaire façon rare boots, ce qui ravira les fans de cet organ heroe ; et quelques plans curieux sont restés tout aussi curieusement lors du montage (1 h 01’23 !!!). Néanmoins, comment critiquer un témoignage aussi conséquent offert par la maison Augure en sus de l’audio ? D’autant que le DVD ouvre le produit aux mélomanes curieux de savoir comment ça se passe là-haut pendant un concert du mythique JG ! Seul regret, peut-être : pas de supplément dans le DVD, alors qu’un entretien récent avec le maestro eût été une belle occasion de l’entendre, par exemple, expliciter son rapport à cette église et à son orgue. Peut-être un projet est-il en cours sur ce thème dans cette maison soucieuse d’éditer, avec exigence, quelques moments musicaux, choisis avec soin, ayant jalonné le parcours d’un musicien majeur du vingtième… et du vingt-et-unième siècles ?